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Quand la victoire des Alliés se décide à Québec
Daniel Machabée – Le 6 juin marque le 80e anniversaire du Débarquement de Normandie, qui fut un tournant majeur de la Seconde Guerre mondiale. On connaît l’immense portée historique de cet événement incontournable qui demeure à ce jour la plus vaste opération militaire de tous les temps.
En réussissant le Débarquement, les Alliés ouvrirent un second front en Europe, prenant les nazis en cisaille, alors fort empêtrés dans les champs boueux de Russie sur le front est. Dès lors, l’issue de la guerre fut inéluctable et la défaite de l’Allemagne, une question de mois. Cette opération militaire d’envergure ne s’est bien sûr pas préparée en quelques jours. L’idée d’un second front est aussi vieille que l’invasion de l’URSS par l’Allemagne le 22 juin 1941. L’entrée des États-Unis dans le conflit après l’attaque nipponne de Pearl Harbor le 7 décembre suivant va rendre la chose possible.
Devant l’insistance de Staline demandant l’ouverture engagée d’un front à l’Ouest pour soulager son peuple et ses armées combattant les envahisseurs nazis, les Alliés tiennent cinq conférences, dont celles de Casablanca et de Washington, pour coordonner leurs stratégies de guerre. Le 10 juillet 1943, les Alliés réussissent à débarquer en Sicile et vont entamer la longue conquête de l’Italie. Le 4 août suivant, Winston Churchill et Franklin D. Roosevelt désirent se rencontrer rapidement pour peaufiner leur future stratégie. Leurs états-majors se mettent d’accord pour une rencontre d’importance majeure qui se déroulera à Québec du 17 au 24 août 1943, sous le nom de code QUADRANT.
Une ville tenue sous le secret militaire
On imagine mal aujourd’hui la Vieille Capitale prise en otage par les militaires. La Citadelle et le Château Frontenac sont réquisitionnés afin de loger les dirigeants et leurs états-majors. Des canons antiaériens sont installés près de l’hôtel et des Spitfire font des patrouilles régulières dans le ciel. L’hôtel est envahi de soldats et la sécurité est renforcée. Même si la saison touristique bat son plein à Québec, les clients de l’hôtel sont priés d’aller s’installer ailleurs… avec la courtoisie légendaire des militaires en mission. La terrasse Dufferin est interdite au public. Les journalistes, qui couvriront la conférence, seront logés à l’hôtel Clarendon près du Château Frontenac. Inutile de clarifier que leur rôle ne sera que d’émettre des supputations, puisqu’ils ne sont pas invités aux échanges afin de garantir la confidentialité de la future stratégie militaire.
Le 10 août, à 16 h, le bureau du premier ministre canadien William Lyon Mackenzie King annonce l’arrivée de Winston Churchill à Québec avec sa femme Clementine et leur fille Mary. Ils seront reçus par le premier ministre du Québec, Adélard Godbout. Churchill, contrairement au francophobe Roosevelt qui aurait souhaité l’assimilation des francophones du Canada1, prononcera plusieurs discours en français avant le début de la conférence. Pendant une semaine, on le voit prendre des bains de foule, se promener sur la terrasse Dufferin faisant son éternel V de la victoire, son fidèle cigare mâchouillé enfoncé entre ses lèvres éloquentes. Les premières séances s’amorcent le 10 août entre les chefs des États-majors combinés, responsables de la stratégie militaire conjointe de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Une semaine plus tard, à 18 h 10, le 17 juillet, le président américain est reçu officiellement en présence de nombreux journalistes. La conférence peut alors débuter de façon officielle.
Le rôle effacé du Canada
Bien que Mackenzie King fût l’hôte de la conférence, il ne participa pas directement à la conférence, bien qu’il voulût que les deux alliés reconnussent l’importance de l’effort de guerre du Canada. Churchill, bien que favorable à la demande du Canada, se heurta au refus de Roosevelt qui stipula que si on acceptait le Canada, d’autres petits pays comme le Brésil ou l’Australie voudraient eux aussi participer à la conférence, ce qui était exclu. Le 25 juillet, Mackenzie King envoya un message à Roosevelt lui signifiant que le Canada se contenterait d’être consulté lorsque l’utilisation des forces armées canadiennes serait discutée. Conscient de sauver la face devant le pays, il écrira dans son journal personnel : « J’ai eu l’occasion de lui parler [à Churchill] de mon problème, c’est-à-dire du problème du Canada – soit la nécessité de donner au peuple canadien le sentiment qu’il a véritablement son mot à dire dans toute question ayant trait à la guerre2. »
Après le désastre de Dieppe en 1942 et le plébiscite sur la conscription, Mackenzie King sait qu’il marche sur des œufs et veut à tout prix éviter de nouveaux affrontements comme ceux qui ont mené aux émeutes de Québec de 1917. Même s’ils ne peuvent rien obtenir des Américains et des Anglais, les états-majors canadiens et anglais se rencontrent après le départ de Roosevelt, où Churchill détailla les grandes décisions prises. En outre, les Canadiens prendront une part active au futur débarquement. À la fin de la conférence, King dira ceci : « Je dois avouer que je suis fort soulagé du résultat de nos entretiens de cet après-midi, de mes échanges avec Churchill et de nos discussions de la soirée avec le Président. Je vois maintenant clairement la route qui se dresse devant nous…3 »
Les grandes décisions de la conférence
Le concept de la défaite des forces de l’Axe a été traité. Les Alliés décident d’intensifier les bombardements sur les villes allemandes et de poursuivre l’accumulation des forces militaires en prévision du débarquement. L’objectif prioritaire reste l’Italie (où Mussolini venait d’être arrêté) et d’occuper la Corse. Les opérations dans les Balkans se limiteraient à fournir en armes les guérillas locales, tandis que les opérations contre le Japon s’intensifieraient afin de les épuiser et de détruire leur empire. La conférence émet une déclaration pour condamner les atrocités allemandes en Pologne et une autre sur la Palestine alors sous tutelle britannique dont l’occupation ne se passe pas toujours très bien. Enfin, Churchill et Roosevelt signent secrètement en marge de la conférence l’Accord de Québec afin d’intégrer le programme nucléaire britannique Tube Alloys au projet Manhattan.
Mais c’est sur l’ouverture d’un second front pour soulager les Soviétiques que les discussions sont orientées. Il est entendu, malgré les récriminations de Churchill, que les Américains prendront dès lors le contrôle des opérations. Il est convenu de donner le commandement au général Dwight Eisenhower, protégé de Roosevelt, et de prévoir que ce débarquement aura lieu au mois de mai 1944. Les discussions sont parfois si tendues que les assistants sont priés de quitter la salle de conférence. Alors, on teste la résistance d’un nouveau matériau, le Pykrete, qui pourra permettre la construction de pistes d’atterrissage sur l’eau. Dans l’antichambre, on entend du verre brisé, puis des coups de feu et quelqu’un s’exclame : « les patrons se tirent dessus ! » Imaginez si cette anecdote avait été captée par la machine de propagande nazie !
Le sort du Débarquement dans les mains d’un Québécois
Le 23 août, Churchill et King font un défilé motorisé dans les rues de la vieille ville. Le lendemain, il y a une conférence de presse qui termine la conférence. Alors, Roosevelt quitte pour Ottawa avec le premier ministre King, pendant que Churchill décide lui d’aller à la pêche à 100 kilomètres de Québec. Les échanges par télégrammes avec Roosevelt se poursuivent de façon parfois humoristique. Le 27 août, Roosevelt écrit ceci : « Assurez-vous que les gros poissons que vous pêcherez soient pesés et vérifiés par Mackenzie King ! »
La conférence de Québec terminée, les invités partis, il fallait inévitablement faire le ménage du Château Frontenac. Un militaire du Royal 22e régiment, Émile Couture, était responsable de la logistique. Il avait ainsi accès autant à la Citadelle qu’au troisième étage du Château où se tenaient les réunions. En nettoyant les chambres, il trouve deux documents classés top secret et les rapporte chez lui, à Lac-Beauport, comme souvenirs de la conférence. En les consultant chez lui, il découvre alors les plans codés de l’opération Overlord. Tout y était : la date du débarquement, les plans d’invasion, l’inventaire des troupes et du matériel. Le lendemain, comprenant l’importance de ces papiers, il prend peur, et les remet à son supérieur, le brigadier Edmond Blais. On interroge longuement le soldat Couture et on l’intime de garder le silence. Churchill, bien affalé dans sa chaloupe, est rappelé d’urgence à Québec. Ces plans n’ont jamais été divulgués et le Débarquement eut lieu le 6 juin 1944. Émile Couture a été décoré en septembre 1944 de la médaille de l’Empire britannique pour services rendus.
Il est étonnant de constater comment une étourderie aurait pu compromettre la plus grande opération militaire de tous les temps. On ne sait pas qui les a oubliés ni quel rôle a joué l’alcool dans tout ceci. Il est également surprenant de savoir que le Débarquement a failli ne pas avoir lieu ou être retardé à cause de ces mêmes plans. En effet, quelques jours avant le jour J, des soldats en pleine pratique sur la Manche près des côtes anglaises, se font torpiller par des navires allemands et se retrouvent à l’eau. Un officier, qui avait les plans du Débarquement sur lui, est repêché, mais sans les plans ! Au grand désespoir d’Eisenhower, des plongeurs recherchent ces plans pendant de longues heures d’angoisse. Ils sont finalement retrouvés et l’opération put se faire.
Le rôle des Québécois dans la Seconde Guerre mondiale demeure très méconnu du grand public. On a eu nos moments de gloire et nos héros comme Léo Major et Émile Couture. De nombreux Québécois ont perdu la vie au désastre de Dieppe en 1942 et plusieurs autres sur la plage de Courseulles-sur-Mer (Juno Beach). Ces sacrifices, pour nos droits et nos libertés, ne doivent jamais être oubliés.
1. Voir à ce sujet une lettre de Roosevelt adressée à King le 18 mai 1942 citée par Jean-François Lisée dans Dans l’œil de l’aigle : Washington face au Québec, éditions du Boréal, 1991.
2. Cité dans Histoire du Canada.ca : Planifier la victoire.
3. Ibid.