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Quand le Québec demande la permission de quitter la maison !
Daniel Machabée – Nous sommes en 1917. La Grande Guerre fait rage depuis trois ans déjà et personne ne semble en voir le bout. Les batailles décisives n’arriveront que dans les prochains mois. Lueur d’espoir, la Révolution d’Octobre a renversé le tsar en Russie et les bolcheviks décident de sortir l’Empire russe du conflit. Le 6 avril 1917, les États-Unis sortent de leur isolationnisme en déclarant la guerre à l’Allemagne après avoir intercepté un câble diplomatique top secret qui demandait au Mexique de faire la guerre aux États-Unis. En retour de cette participation, alors certaine de gagner la guerre, l’Allemagne promet au Mexique une expansion territoriale substantielle sur les États américains longeant la frontière mexicaine.
Au Canada, pendant qu’on assassinait le tsar Nicolas II et toute sa famille dans le sous-sol d’une datcha d’Ekaterinbourg, un grand débat fait rage sur la participation du pays à la guerre. Le premier ministre de l’époque, Robert Borden, renie sa promesse faite en début de conflit et promulgue la Loi sur le service militaire qui impose la conscription obligatoire. Des émeutes éclatent à Montréal, une bombe explose chez Hugh Graham, le propriétaire du Montreal Daily Star; la loi martiale est imposée, une première depuis les Rébellions de 1837. Lecteurs, replongeons, si vous le voulez bien, à cette époque tumultueuse de notre histoire.
Le contexte précédant la Crise de la conscription
À la suite de la guerre des Boers1 qui avait accentué les profondes divisions entre les francophones et les anglophones au tournant du XXe siècle, les années qui suivent ce conflit ne sont pas les plus glorieuses dans l’histoire canadienne. En effet, les atteintes aux droits des francophones dans les nouvelles provinces de la Saskatchewan et de l’Alberta créées en 1905, puis le Règlement 17 de 1912, en Ontario qui interdisait l’enseignement et les communications en français, démontrent une volonté de moins en moins subtile et de plus en plus évidente d’assimiler ces francophones menaçant grandement le caractère britannique du dominion. Dès 1903, appuyée par Henri Bourassa, petit-fils de Louis-Joseph Papineau, la Ligue nationaliste canadienne est fondée à Montréal par Olivar Asselin, Jules Fournier et Omer Héroux, des journalistes engagés fermement contre l’ingérence britannique dans les affaires canadiennes.
La Ligue nationaliste canadienne, en collaboration étroite avec la Société Saint-Jean-Baptiste, organise à cette époque de nombreuses assemblées patriotiques et fait la promotion de l’indépendance des petites nations, telle l’Irlande. En 1913, pour lutter contre le Règlement 17 ontarien, le gouvernement libéral de Lomer Gouin ainsi que le chanoine Lionel Groulx, assistés d’Olivar Asselin, d’Henri Bourassa et de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française, participent à une campagne nommée « la campagne du sou de la pensée française » pour la défense des francophones de l’Ontario. Une somme faramineuse sera récoltée pour l’époque en guise de soutien à l’Association canadienne-française d’éducation d’Ontario (ACFÉO) qui conteste le Règlement 17 dans les tribunaux et jusqu’au Conseil privé de Londres (il n’y a pas encore de Cour suprême au Canada) où ils seront naturellement déboutés.
Le début de la Grande Guerre
L’Allemagne déclare la guerre à la France le 3 août 1914. Le lendemain, la Grande-Bretagne déclare la guerre à l’Allemagne. Le Canada, en tant que Dominion de l’Empire, est automatiquement plongé dans le conflit. Dans les premiers moments, l’opinion publique, autant dans les villes que dans les campagnes, ainsi que les élites religieuses et politiciennes, sont en faveur d’une participation à la guerre, car tous estiment justes les actions de la France et de la Grande-Bretagne qui se portent au secours de la Belgique (neutre) envahie par le Reich allemand. Dans Le Devoir, même Henri Bourassa, champion de l’autonomisme canadien, est en faveur d’une contribution à l’effort de guerre. Cependant, c’est sur le degré de participation à l’effort de guerre qui fera débat.
En septembre 1914, 32 665 volontaires rejoignent l’armée canadienne. De ce nombre, 62 % sont nés au Royaume-Uni, 30 % au Canada et 8 % sont nés ailleurs. Moins de 4 % de ces volontaires sont francophones. Ceux-ci vont être dispersés dans différents contingents anglophones où tout se passe inévitablement en anglais. C’est le ministre de la Milice, Sam Hugues, un membre émé-rite de l’Ordre d’Orange, qui est responsable de la mobilisation.
L’Ordre d’Orange est un ordre exclusivement protestant fondé en 1795 en Irlande dont les membres font allégeance à la Couronne britannique. La section canadienne, fondée en 1830, combattit les Patriotes, l’influence du clergé catholique et participa à mater les Métis de Louis Riel. Hugues refusait de reconnaître la spécificité francophone et ne permit pas la nomination d’officiers francophones au sein de la hiérarchie de l’armée. Il devra démissionner le 15 novembre 1916 sous les pressions du premier ministre Borden. Pendant la guerre, seulement 35 000 sur les 600 000 soldats envoyés sont francophones, soit moins de 6 % des contingents.
La Crise de la conscription
La guerre n’étant censée durer que quelques semaines, la question de l’enrôlement ne se posait pas au début du conflit. Mais plus la guerre s’étire, plus les journaux de l’Ouest et de l’Ontario, gangrenés par l’influence orangiste fidèle à l’impérialisme britannique, accusent les Canadiens-Français de ne pas faire leur part à l’effort de guerre. Au Québec, fidèle à sa doctrine, Henri Bourassa publie Que devons-nous à l’Angleterre ? qui s’inscrit à faux contre les orangistes et leur désir de plus en plus ardent d’une mobilisation obligatoire. Lors d’un séjour en Europe, Borden est de plus en plus convaincu de la nécessité d’une mobilisation obligatoire. À son retour le 15 mai 1917, il demande au chef de l’Opposition, Wilfrid Laurier, de former un gouvernement de coalition pour imposer l’idée de la conscription. Ce dernier refuse tant est forte l’opposition des francophones à cette mesure. L’influence de Bourassa est telle que même l’archevêque de Montréal, le puissant Mgr Bruchési lui écrit pour lui accorder son soutien.
En mai 1917, le gouvernement Borden dépose le projet de loi sur le service militaire obligatoire qui prévoit que « tous les sujets britanniques de sexe masculin âgé de 20 à 45 ans sont susceptibles d’être appelés à faire leur service militaire. » Dès cette annonce, de violentes manifestations se font à Montréal où les émeutiers saccagent les bureaux de La Presse et de La Patrie. Le 24 juillet, la loi est adoptée à Ottawa à 102 voix contre 44. Le 10 août, Mgr Bruchési met en garde le gouverneur général contre l’adoption de cette loi : « Je redoute les conséquences de cette loi si elle est mise en force immédiatement. Les pires désordres sont possibles. » En décembre 1917, alors que Laurier demande un référendum sur la question, Borden décide plutôt de déclencher des élections. Le couperet tombe : les orangistes de Borden balaient toutes les provinces, hormis le Québec.
Le bluff politique de la motion Francoeur
Peu avant Noël, à la suite des résultats de l’élection fédérale et du triomphe de l’idée de la conscription obligatoire, le député libéral de Lotbinière, Joseph-Napoléon Fran-coeur, annonce qu’il déposera une motion controversée à l’Assemblée législative du Québec. Inscrite le 21 décembre 1917, cette motion se lit comme suit : « Que cette Chambre est d’avis que la province du Québec serait disposée à rompre le pacte fédératif de 1867 si, dans les autres provinces, on croit qu’elle est un obstacle à l’union, au progrès et au développement du Canada. » Plusieurs journaux, dont Le Canada, Le Soleil, L’étoile du Nord, Le Progrès du Saguenay, pour ne nommer que ceux-là, appuient cette démarche. Le 17 janvier 1918, les débats s’enflamment dans le salon de la Race. Le but premier est atteint : affirmer l’attachement du Québec au Canada tout en faisant comprendre au Canada anglais de son attitude injuste à son endroit. Le député Francoeur retirera sa motion qui ne passera pas au vote. Mais voilà un précédent inusité qu’une province veuille demander aux autres partenaires constitutionnels la permission de quitter l’entente fédérative !
La motion Francoeur aura fait trembler le Dominion d’alors et aura un impact important dans le quotidien de l’époque. En effet, les attaques du Canada anglais diminueront considérablement jusqu’à la fin de la guerre. Cependant, ni Bourassa, ni le chanoine Groulx, ni les nationalistes de l’époque n’endosseront cette initiative. À peine en parle-t-on dans les pages du Devoir. Les émeutes continueront au Québec au printemps 1918, culminant le 1er avril 1918, jour de Pâques, où l’armée tire dans la foule, tuant quatre civils, ce qui mène à la loi martiale le 4 avril suivant.
Les libéraux n’avaient évidemment aucun désir d’aller au bout de cette motion. Par comparaison, on peut citer Robert Bourassa qui avait soulevé le spectre d’un référendum sur la souveraineté du Québec après l’échec de Meech. Un autre bluff monumental qui aurait pu régler les problèmes constitutionnels canadiens et changer l’Histoire. Enfin, notons que le député Francoeur sera l’avocat en 1920 de Marie-Anne Houde et de Télesphore Gagnon dans ce qui deviendra l’une des causes les plus connues de notre histoire, soit celle de l’affaire d’Aurore Gagnon, l’enfant martyre…
1. Voir chronique du mois de mars précédent.