Les germes de la liberté

Daniel Machabée
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La Société des Fils de la liberté

Daniel Machabée – « Un jour, la liberté, cette fille au bras levé, belle comme un ciel d’été, nous fera renaître. Un jour, l’humanité, d’un mot “fraternité”, d’un long rêve éveillé, elle nous fera renaître, elle nous fera renaître… »

C’était en 1989. Cette chanson, écrite par Michel Sardou et Pierre Barret, célébrait le bicentenaire de la Révolution française. À cette époque, le mot « liberté » devenait l’arme des révolutionnaires alors en guerre contre la féodalité et un ordre social obsolète. Il fallait des changements drastiques et ce fut le cas : la France et bientôt l’Europe entière goûtèrent au vent révolutionnaire porté par les armées de Napoléon Bonaparte. On prit quinze années pour éponger le sang de la Terreur qui imbiba les Tuileries, la place de la Concorde, les rues pavées de Paris. 

Quelques années après la révolution de 1789, ses idées traversèrent l’océan Atlantique pour venir germer dans les esprits de nos élites canadiennes (on dirait québécoises aujourd’hui). En 1791, l’Acte constitutionnel qui sépara le Québec en deux colonies distinctes, le Haut et le Bas-Canada, octroya aussi à ces deux colonies une Chambre d’assemblée. Désormais, les francophones commencèrent à apprendre le fonctionnement de la vie parlementaire. 

Cependant, cette nouvelle constitution avait quelque chose d’incomplet et de complètement malveillant : les députés n’avaient pas la responsabilité ministérielle et toutes les lois et l’approbation du budget étaient soumises à la volonté du gouverneur anglais et à sa clique du Château. Ces derniers n’avaient de cesse de rejeter les projets de loi de la majorité francophone pour satisfaire l’élite économique et aristocratique anglophone. 

La fondation du Canadien

Après 1800, l’élite libérale canadienne, désireuse de renforcer son pouvoir de négociation, obtint que les députés ne soient plus élus individuellement, mais plutôt sous la bannière d’un parti politique afin qu’ils puissent défendre leurs idées et un programme politique. C’est ainsi que se forma le premier parti politique canadien qui s’appela tout simplement le Parti canadien

En 1806, conscients qu’il fallait répondre aux attaques incessantes des journaux anglophones tels que le Quebec Mercury et la Montreal Gazette, Pierre-Stanislas Bédard et d’autres membres de l’élite comme Jean-Thomas Taschereau, Joseph LeVasseur Borgia et Joseph Plante, fondèrent le journal Le Canadien dans le but de défendre les intérêts des francophones. Il devint immédiatement l’organe principal du parti. 

Le journal contesta rapidement l’Acte constitutionnel de 1791, puisqu’il le considéra comme défavorable aux francophones. Ses attaques furent si virulentes que le gouverneur James Henry Craig fit interdire sa publication en 1810 et expédia ses principaux collaborateurs en prison. Le journal fut de nouveau publié en 1831 sous la direction d’Étienne Parent. 

N’empêche ! Les idées révolutionnaires que les voyageurs ramenèrent d’Europe ainsi que les idées de liberté provenant du sud de nos frontières, germèrent dans la tête de nos élites qui voyaient, chaque jour au Parlement, des exemples d’injustices. 

La radicalisation du Parti canadien

En 1815, le Parti canadien était en crise. Le 21 janvier, Louis-Joseph Papineau remplaça Pierre-Stanislas Bédard comme chef du parti et devint également Orateur de l’Assemblée. À l’automne 1822, un projet d’union des deux colonies fut proposé à Londres par les marchands anglais du Bas-Canada à l’insu de l’Assemblée législative. Ayant eu vent du projet, le Parti canadien fit circuler une pétition qui récolta 87 000 signatures, ce qui était énorme pour l’époque. En janvier 1823, Papineau était à Londres pour présenter la pétition : le projet d’union fut abandonné devant la grogne.

Alors arrivèrent les années 1830 où tout bascula. L’intransigeance des autorités coloniales envers les demandes des francophones doublées d’une sévère crise agricole frappant le Bas-Canada ainsi que les crises successives des prisons et des subsides, forcèrent le Parti canadien à se radicaliser et à adopter un nouveau nom : le Parti patriote. Désormais, le Parti patriote fit campagne pour la responsabilité ministérielle et la mise en place d’un Conseil législatif. 

Devant les demandes incessantes du parti de Papineau, le gouverneur jeta de l’huile sur le feu en dissolvant l’Assemblée législative à maintes reprises. Qu’à cela ne tienne : le Parti patriote fit élire 77 députés sur 88 sièges en 1834 ! 

Une colère de plus en plus profonde

Les rues de Montréal, dans les années 1830, étaient des endroits privilégiés pour des rixes entre francophones et anglophones dans un contexte de grandes tensions politiques et sociales. Le 21 mai 1832, lors d’une élection partielle dans la circonscription de Montréal-Ouest (le Vieux-Montréal d’aujourd’hui), le candidat des marchands anglophones, Stanley Bagg, envoya des brutes et des fiers-à-bras au bureau de scrutin (comme c’était la mode à l’époque) où les électeurs devaient annoncer de vive voix le choix de leur candidat. Les partisans du candidat du Parti patriote qui présentèrent un médecin irlandais du nom de Daniel Tracey, essayèrent de pénétrer dans le bureau de vote, mais furent empêchés par les fiers-à-bras. Comme le vote durait trois semaines à l’époque, les tensions furent vives pendant toute cette période où l’égalité des voix persista entre les deux candidats. 

Puis, Bagg décida de demander aux magistrats d’intervenir pour sa cause et ceux-ci envoyèrent le 15e régiment d’infanterie pour aider la force civile à supprimer toute tentative d’émeute. La présence des troupes provoqua la colère de la foule nombreuse qui attendait la fin de l’élection. Vers la fin de l’après-midi, l’armée ouvrit le feu sur la foule et tua trois francophones : Casimir Chauvin, François Languedoc et Pierre Billet. Même si le candidat du Parti patriote remporta l’élection par trois voix, le gouverneur Aylmer écrivit aux soldats pour les féliciter d’avoir tué « ces farouches émeutiers ». 

Le Doric Club et Les Fils de la liberté

Dès lors, une lutte armée semblait inévitable au Bas-Canada. Alors qu’on attendait la réponse aux 92 Résolutions des patriotes envoyées à Londres en 1834, de nombreuses altercations se perpétuèrent dans les rues de Montréal. En mars 1836, Adam Thom fonda le Doric Club, une association de jeunes anglophones radicaux pour combattre les francophones. Le 16 mars 1836, il publia un manifeste appelant tous les loyaux hommes britanniques à s’unir contre la domination française : « Si nous sommes désertés par le gouvernement britannique et le peuple britannique, plutôt que de se soumettre à la dégradation d’être sujet d’une république canadienne-française, nous sommes déterminés par nos propres armes de droit à aboutir à notre délivrance. »

En réponse, de jeunes francophones formèrent, à l’hôtel Nelson de Montréal, leur propre association paramilitaire, La Société des Fils de la liberté, le 5 septembre 1837. Rapidement, elle commença à recruter des hommes pour former une milice. Le 4 octobre 1837, elle publia, elle aussi, un manifeste et adopta un hymne national pour le Bas-Canada. Le 23 octobre, à l’Assemblée des Six-Comtés, Les Fils de la liberté furent acclamés par la foule. 

Cette association était divisée en deux branches : politique et militaire. Tous les éminents chefs patriotes (Papineau, Robert Nelson, André Ouimet, entre autres), faisaient partie de l’élément politique. Dans son manifeste intitulé Adresse des Fils de la liberté de Montréal aux jeunes gens des colonies de l’Amérique du Nord, elle s’en prit aux autorités coloniales et défendit le droit du peuple à se gouverner lui-même et à devenir indépendant. Le mouvement devint rapidement populaire et important; on compta 2000 membres à Montréal, dont Georges-Étienne Cartier et le Chevalier de Lorimier. 

Le 6 novembre 1837, les deux groupes s’affrontèrent à Montréal et déclenchèrent, par le fait même, les Rébellions. Ce jour-là, les Fils de la liberté tinrent une assemblée publique à la Place d’Armes. Mais le Doric Club avait placardé la ville d’affiches demandant aux citoyens de mettre un terme à la rébellion en cours. Même si Papineau avait demandé qu’on ne tienne pas l’assemblée, celle-ci se tint quand même dans une demeure privée. Après l’assemblée, les membres du Doric Club confrontèrent les Fils de la liberté, saccagèrent les bureaux des journaux pro-patriotes et vandalisèrent les maisons des chefs des patriotes, notamment celle de Papineau.

Quelque temps après, la Société fut dissoute et les membres durent trouver refuge à la campagne où plusieurs participèrent activement aux Rébellions. Après cet affrontement, les autorités coloniales émirent des mandats d’arrestation contre les principaux chefs patriotes et instaurèrent la loi martiale. Les Rébellions étaient réprimées dans le sang et notre peuple oublia pour longtemps ses idées de liberté… 

Si nous étions restés, comme on dit, à plat ventre,

Ainsi que j’en connais, courbés sous le mépris

De ceux qui nous voulaient aplatir à tout prix;

Si nous eussions subi la politique adroite

Dont on cherche à leurrer les peuples qu’on exploite;

Que dis-je ? Non contents du titre de sujets,

Si nous avions servi les perfides projets

De ceux qui nous voulaient donner celui d’esclaves,

Dites-moi donc un peu, que serions-nous mes braves ?

Quand furent épuisés tous les autres moyens,

Nous avons dit un jour : Aux armes citoyens !1

1.  Louis Fréchette : Le vieux patriote dans La légende d’un peuple, 1887.

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