Le grand dérangement

Daniel Machabée
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Ou le premier génocide blanc d’Amérique

Daniel Machabée – L’histoire d’Évangéline résonne encore dans les champs de l’ancienne Acadie. Et comme dans la chanson, son souvenir dépasse les frontières. Voici l’histoire d’un peuple qui fut arraché à sa terre sans ménagement au nom de l’impérialisme britannique. Esto memor.

Un territoire contesté et convoité 

La Nouvelle-France ne se limitait pas à la vallée du Saint-Laurent, même si le cœur de l’Amérique française y battait. Il y avait la lointaine Louisiane et ses bayous sur les rives lointaines du Mississippi; il y avait les Pays d’en Haut et la région des Grands Lacs; il y avait la région de l’Ohio et ses vallées fertiles et ses rivières poissonneuses; il y avait enfin l’Acadie, un territoire bien ancré sur l’Atlantique. Cette région, par sa position géographique avantageuse, fut la première à être colonisé par la France avec les tentatives infructueuses des colonies de l’île Sainte-Croix et de Port-Royal. Le nom d’Acadie daterait de 1524 alors que l’explorateur Verrazano, au service de la France, reconnût le littoral de la côte américaine atlantique et donna ce nom d’Arcadie au territoire boisé et bucolique qui rappelait cette région grecque. 

Ce fut également un territoire contesté par l’Angleterre dès sa fondation. En 1613, Samuel Argall de Virginie s’empara de l’Acadie et y chassa ses habitants. En 1621, il changea le nom du territoire pour la Nouvelle-Écosse. Cependant, en 1632, l’Acadie fut recédée à la France par le traité de Saint-Germain-en-Laye. En 1654, l’Acadie fut de nouveau conquise par les Anglais avant d’être cédée à la France en 1667 par le traité de Bréda. Puis, l’amiral Phips conquit l’Acadie en 1690 avant de tenter sa chance face aux canons de Frontenac, mais l’Acadie fut remise à la France au traité de Ryswick en 1697. 

L’Acadie fut encore l’un des trois territoires cédés à l’Angleterre au traité d’Utrecht de 1713, avec la baie d’Hudson et une partie de Terre-Neuve. Même si la reine Anne permit aux Acadiens de quitter l’Acadie sans condition et que les Français les attirèrent vers l’île Saint-Jean et l’île Royale, ces premiers restèrent en très grand nombre sur leurs territoires cédés aux Anglais. 

La fondation de Louisbourg puis d’Halifax

En 1720, les Français construisirent la forteresse de Louisbourg sur l’île Royale afin de contrôler l’entrée sur le golfe du Saint-Laurent. Louisbourg fut conquise une première fois par les Anglais en 1745, mais remise aux Français au traité d’Aix-la-Chapelle de 1748. Les Anglais, voulant en finir avec la présence française et le « problème acadien », ripostèrent en 1749 où deux mille colons fondèrent la ville d’Halifax alors que la région était peuplée de treize mille francophones et catholiques. 

Depuis 1715, les Anglais tentèrent de faire signer aux Acadiens un serment d’allégeance à la Couronne britannique. À partir de 1720, à la demande du gouverneur anglais Richard Philipps, des députés acadiens furent élus avec pour mandat de discuter d’une allégeance inconditionnelle des Acadiens à la Couronne anglaise. Ceux-ci, malgré l’insistance malsaine et hautaine du gouverneur, refusèrent chaque année, s’engageant cependant à demeurer neutres dans les conflits entre les deux métropoles. 

En 1755, l’Acadie comptait environ quinze mille habitants et jouissait d’une relative prospérité économique. La présence des Anglais à Halifax força les autorités civiles et religieuses à demander à la population acadienne de se déplacer, notamment sur les îles Royale et Saint-Jean, mais également près des forts Beauséjour et Gaspareaux. 

La prise du fort Beauséjour : prélude au Grand dérangement

Le 17 juin 1755, le fort Beauséjour capitula devant les Britanniques commandés par Charles Lawrence. Parmi les défenseurs s’y trouvèrent 270 miliciens acadiens qui firent douter au commandant anglais de la neutralité de ceux-ci. Même si le roi Louis XV protesta de cette attaque en temps de paix, rien n’y fit. D’ailleurs, les conflits de la guerre de la Conquête firent résonner les mousquets et les canons depuis déjà un an sur les frontières de l’Ohio avec l’affaire Jumonville. 

Charles Lawrence ne pouvait bien sûr déporter toute une population sans raison valable. Le 25 juin 1755, à Halifax, en présence du gouverneur du Massachusetts et de deux amiraux, celui-ci convoqua 30 députés acadiens qui répondirent qu’ils n’avaient rien à se reprocher et refusèrent encore de signer une allégeance inconditionnelle. Le même jour, Lawrence fit part à son conseil militaire de son projet de déportation. Le 28 juillet 1755, une pétition fut amenée devant Lawrence qui s’empressa d’emprisonner les députés acadiens. La même journée, l’ordre de déportation fut signé.

La déportation génocidaire acadienne

Il y a peu d’exemples d’autant de barbarie dans l’histoire de la civilisation occidentale. Le 31 juillet 1755, Lawrence chargea le colonel Robert Monckton, le colonel John Winslow, le capitaine Alexander Murray et le major John Handfield de déporter par tous les moyens les Acadiens. John Winlow avoue que le « devoir qui lui incombe lui est très désagréable et va à l’encontre de sa nature et de son caractère », mais ajoute qu’il ne lui appartient pas « de critiquer les ordres qu’il reçoit, mais de s’y conformer »1.  Ce plan machiavélique fut conçu par Charles Morris, un immigrant de la Nouvelle-Angleterre, et consista à encercler les églises acadiennes le dimanche matin, à capturer autant d’hommes que possible, à rompre les digues et à brûler autant les champs que les maisons. Les biens des Acadiens furent confisqués; plusieurs familles furent ainsi séparées de façon définitive. 

Les habitants furent, sans ménagement, entassés sur des bateaux surpeuplés, car les capitaines étaient payés au nombre de déportés arrivés à destination. Plusieurs bateaux n’atteignirent pas leur destination; certains coulèrent avant d’arriver et d’autres virent la mort et la maladie frapper sur les vagues océanes. Certains Acadiens furent déportés en Angleterre, d’autres le long des treize colonies où ils ne furent pas bien reçus. Les résistants furent passés à la baïonnette ou passés par-dessus bord. 

Les statistiques parlent d’un taux de mortalité de 53 %2. De 1755 à 1763, plus de dix mille Acadiens furent déportés sur une population totale de quinze mille âmes. Les autres s’enfuirent vers la vallée du Saint-Laurent où ils trouvèrent là aussi la guerre, la misère et la douleur. 

La résistance acadienne

On ne voit pas des envahisseurs déporter ses semblables sans réagir. De nombreux Acadiens, autant femmes qu’hommes, résistèrent aux Anglais. Des milliers se réfugièrent à Ristigouche, à Miramichi et d’autres, à Québec. Des héros comme Joseph Broussard luttèrent contre les envahisseurs. D’autres se réfugièrent dans les forêts où les Anglais les poursuivirent durant cinq ans ! Dans les treize colonies, ils furent dispersés et persécutés, car ils étaient considérés comme des ennemis. Les enfants furent séparés de leurs parents, adoptés afin d’être assimilés. Seuls les catholiques de Baltimore au Maryland leur firent bon accueil et leur permirent de se refaire une vie. En 1762, le gouvernement tenta de persuader les Acadiens de prêter allégeance afin de retrouver leurs foyers. Seulement 54 hommes le firent.

Après le traité de Paris de 1763 qui céda la Nouvelle-France aux Anglais, les Acadiens furent libres de revenir à condition de prêter allégeance à la Couronne. Cependant, leurs terres furent occupées et ils durent donc fonder de nouveaux villages. Plusieurs Acadiens, après une longue succession d’épreuves, allèrent s’établir en Louisiane où ils devinrent des Cadiens. Aujourd’hui, il y a environ cinq cent mille Acadiens au Canada et près de deux millions aux États-Unis. Charles Lawrence n’a jamais été blâmé pour ce génocide qui n’a pas d’écho dans le monde. 

Tout le monde connaît la chanson Évangéline écrite en 1971 qui a forgé l’identité acadienne autant que son drapeau et sa foi. Mais très peu savent que l’on doit cette histoire au poète américain Henry W. Longfellow. La version que nous connaissons fut traduite par Pamphile Le May en 1865. Laissons-nous sur les derniers vers qui résument parfaitement toute la ténacité et la résilience de ce peuple :

Il existe encore aujourd’hui

Des gens qui vivent dans ton pays

Et qui de ton nom se souviennent

Car l’océan parle de toi

Les vents du sud portent ta voix

De la forêt jusqu’à la plaine

Ton nom c’est plus que l’Acadie

Plus que l’espoir d’une patrie

Ton nom dépasse les frontières

Ton nom c’est le nom de tous ceux

Qui malgré qu’ils soient malheureux

Croient en l’amour et qui espèrent

Évangéline, Évangéline

1.  Ibid.

2.  James Harley Marsh Déportation des Acadiens dans l’Encyclopédie canadienne, 1985.

La majorité des populations se qualifiant d’acadienne se trouvent aujourd’hui au Nouveau-Brunswick, en Nouvelle-Écosse, à l’Île-du-Prince-Édouard, aux îles de la Madeleine et en Gaspésie (Québec), à Terre-Neuve-et-Labrador, dans le Maine (États-Unis), en Louisiane et à Saint-Pierre-et-Miquelon. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Déportation_des_Acadiens


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