Traumas Historiae Quebecensis

Dans The LINK news publié le 30 octobre 2020 par Joe Bongiorno : A fractured state: Quebec’s 1995 referendum – The after-effects of the nearly country-fracturing decision can still be felt 25 years on.
Daniel Machabée
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L’histoire des peuples est tout sauf un long fleuve tranquille

Daniel Machabée – « Présentement, on ne rêve plus. On s’acharne plutôt à reprovincialiser jusqu’au trognon ce peuple qui menaçait gravement de se prendre pour lui-même… » René Lévesque, Journal de Montréal, 27 août 1970.

L’histoire des peuples est tout sauf un long fleuve tranquille. Les civilisations apparaissent et puis s’éteignent. Ainsi vont des empires; ainsi vont des peuples. L’histoire du Québec en est une de courage, de résilience, d’espoirs, de rêves inachevés, de déceptions et de trahisons. Nous vivons dans une époque où l’individualisme a remplacé l’esprit collectif et où la stagnation de nos idéaux est à l’image de nos ambitions refoulées. Nous sommes incapables de nous indigner comme peuple des outrages que le Canada anglais nous force à avaler de façon pratiquement quotidienne. Elles sont où les voix de nos élites, qui étaient à une époque pas si lointaine, les remparts contre les attaques répétées des Canadiens anglais ? Elle est où la colère de ce peuple quand on le bafoue, quand on l’outrage, quand on le méprise, sinon bien emmitouflé dans son confort et dans l’indifférence ? Chaque jour amène des preuves tangibles de notre dissolution tranquille. Pour ma part, cela m’émeut, cela me chagrine, cela me navre. Pourquoi en sommes-nous rendus à cette acceptation de notre disparition ? Lecteurs, si vous le voulez bien, laissez-moi vous parler d’un peuple et de ses trois traumatismes collectifs.

La Conquête de 1760

Comme toutes les colonies américaines, la Nouvelle-France se développait à son rythme et de façon normale. Bien que son élan se fit tardivement, la période de prospérité qui succéda au traité d’Utrecht de 1713 et qui s’étala jusqu’aux années 1750, favorisa le développement de cette société bien ancrée sur les rives du Saint-Laurent. Depuis les mesures prises par l’intendant Jean Talon pour faire augmenter la population de la colonie, le taux de natalité fut si important, que bientôt les habitants commencèrent à s’identifier comme des « Canayiens ». Bien sûr, l’isolement hivernal causé par la glaciation du fleuve, empêchant toute communication avec la France, eut sans doute son mot à dire sur l’identité de nos ancêtres. 

Arriva alors la guerre de Sept Ans en Europe et son théâtre nord-américain que les Britanniques appellent la guerre de la Conquête et que les Américains appellent la guerre contre les Français et les Indiens. Malgré une résistance farouche, considérant les ressources dont la colonie disposait, le gouverneur Vaudreuil n’eut pas d’autres choix, au grand découragement du maréchal de Lévis qui voulait continuer la lutte, de signer la capitulation de Montréal le 8 septembre 1760. Que le lecteur comprenne bien ici : ce ne fut pas la défaite des Plaines d’Abraham qui fut le traumatisme; ce ne fut pas le résultat de la guerre non plus; pas plus que les ravages que firent les armées anglaises en bombardant systématiquement pendant deux mois la capitale ou le feu de ces mêmes impérialistes dans les campagnes de chaque côté du fleuve. Le traumatisme est bien plus sournois : c’est le sentiment d’abandon de la colonie par la France et le départ des élites vers le Vieux-Continent qui en furent la cause. Dans sa retraite après sa glorieuse victoire à Sainte-Foy en avril 1760, le maréchal de Lévis s’écria, en apercevant le pavillon anglais flotté aux mâts des navires de secours arrivés devant Québec en mai 1760 : « La France nous a abandonnés ! » Pour le peuple, ce sentiment d’abandon, la perte de ses élites fut une tragédie incommensurable. Une société qui n’avait pas encore acquis sa pleine maturité se voyait dépouillée de ses lumières.

Les Rébellions de 1837-1838

Après cet abandon, confirmé par le traité de Paris de 1763 qui créa la « Province of Quebec », le peuple demeura dans l’attente d’un retour de la mère patrie, mais en vain. Fort de sa force numérique, toute une génération passa avant de voir une nouvelle élite apparaître sur nos frontières. Les idées révolutionnaires américaines et françaises qu’amenèrent les voyageurs, les journaux et la visite de Benjamin Franklin en 1775 à Montréal, initièrent la nouvelle bourgeoisie professionnelle aux idées du libéralisme politique. L’octroi en 1791 d’une Chambre d’assemblée par l’Acte constitutionnel fut le départ du parlementarisme québécois (alors le Bas-Canada).

Cette nouvelle bourgeoisie, éduquée dans les collèges classiques, alla très vite parler au nom du peuple canadien-français. Pendant toutes les luttes entre les intérêts des Canadiens-Français et ceux des marchands britanniques sur les questions fondamentales de la langue, des subsides, des canaux, des prisons, un constat se fit très rapidement : les Canadiens-Français devinrent conscients qu’ils formèrent à cette époque un peuple et un peuple distinct de celui de ses conquérants.

Encore une fois, le mépris de Londres envers les demandes et les revendications des francophones, notamment sur le gouvernement responsable, entraîna inévitablement un sentiment d’injustice et de révolte dans la colonie. Bien qu’il y eût également des luttes armées dans le Haut-Canada, ce fut au Bas-Canada qu’elles marquèrent le plus l’imaginaire du peuple. Bien que la volonté des chefs des Patriotes fût de s’émanciper de la tutelle britannique, les mandements de monseigneur Latrigue, entres autres, empêchèrent le peuple, plutôt indécis, à appuyer de façon massive, malgré la grogne et le mécontentement, les Patriotes. Les défaites militaires, suivies par les répressions sanglantes des Britanniques, puis la pendaison et l’exil des Patriotes, assommèrent collectivement le peuple du Bas-Canada qui atteignit alors le million d’habitants autour de l’Acte d’Union de 1840. Pendant 120 ans, bien recroquevillé dans ses blessures, repliées à genoux dans les églises à prier pour le salut de leur âme et regardant les richesses de leurs propres terres être exploitées par des étrangers, le peuple québécois, guidé par de plus en plus d’élites remettant en cause le lien d’égalité des deux peuples fondateurs bafoués par les anglophones, tendant l’oreille au mouvement de liberté, d’émancipation et de décolonisation des peuples, eut un sursaut de fierté : il fallait devenir maîtres chez nous et être traités en égal dans ce pays.

Le référendum de 1995

Pendant 35 ans, à partir du Désormais de Jean Lesage qui jetait les bases salvatrices de la modernité et de la Révolution tranquille jusqu’au second référendum sur la souveraineté, il y eut un formidable élan de reprise de confiance en soi collective qui, dans la logique de l’histoire des peuples, aurait dû nécessairement mener à l’indépendance nationale. Tous les rejets du Canada anglais à des demandes de respect de compétences, à des changements de statut politique, tout le mépris exercé par la gent politique anglophone envers les Québécois, tous les échecs constitutionnels, amenaient des arguments indéniables pour quitter ce pays.

Les promesses non tenues de Pierre-Elliot Trudeau de respecter les provinces et le Québec, surtout après 1980, le rapatriement de la Constitution et l’enchâssement dans celle-ci de la Charte des droits et libertés à l’insu du Québec, l’échec du lac Meech en 1990 et de l’Accord de Charlottetown en 1992, tout portait à croire que le momentum était du côté des indépendantistes. Même les fédéralistes les plus nationalistes furent de cet avis avec le Rapport Allaire et la Commission Bélanger-Campeau : il fallait du changement. 

La défaite du OUI par une si courte marge et avec toutes les magouilles révélées du fédéral ainsi que les malversations et les violations systématiques de la Loi référendaire québécoise, ont cassé net cet élan d’affirmation et de demandes du Québec. Dans tous les peuples du monde, l’aboutissement logique après de nombreux outrages visant à faire disparaître notre culture, notre langue et notre identité aurait dû être l’indépendance. Or, cette défaite a anesthésié le peuple qui, perdant, tout comme à l’époque des Rébellions, ses idéaux d’égalité et d’émancipation démocratiques, cette fois, demeure depuis presque 30 ans comme foudroyé dans l’inaction, l’indécision et l’indifférence d’une dissolution tranquille… 

Comme l’affirmait Gérard Bouchard, de toutes les colonies d’Amérique fondées par les pays européens, soit 25, la seule qui n’accéda pas à son indépendance politique demeure encore à ce jour le Québec. Mais comment blâmer sévèrement un peuple ayant subi dans son histoire d’aussi cruels traumatismes ? Il suffit pourtant d’une étincelle pour que les cendres de l’élan qui nous a conduits aux portes de l’indépendance rougeoient de nouveau et deviennent brasier…

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