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Le régime seigneurial, un vestige du passé très présent
Daniel Machabée – Il n’y a point de plus grande seigneurie que celle de soi-même, et de ses passions. Il suffit aux voyageurs de parcourir un tant soit peu l’Amérique pour comprendre que le territoire québécois est unique en soi. Bien sûr, du fait de sa langue, de sa culture et de sa riche histoire, mais également sur le mode de division du territoire.
En effet, dès le début de la colonisation en Nouvelle-France, on importa sur les rives du Saint-Laurent le régime seigneurial qui marqua profondément l’espace et l’identité québécoise. À l’époque de la Nouvelle-France, 80 % de la population vivait sur une terre. Ce mode d’occupation des terres a laissé des traces évidentes et indéniables dans le paysage québécois, mais aussi dans les mentalités. Retournons, si le lecteur le veut bien, quatre cents ans en arrière.
Les premières seigneuries
La plus ancienne mention faite à propos d’un régime seigneurial dans notre histoire remonte à 1541, dans la Commission accordée par le roi de France à Jean-François de La Rocque de Roberval pour l’exploration et l’exploitation de la Nouvelle-France. Cependant, il faudra attendre presque 80 ans avant la cession des premiers fiefs et censures. Ainsi, le 4 février 1623, le duc Henri de Montmorency, vice-roi de la Nouvelle-France, concéda le fief du Sault-au-Matelot à Louis Hébert, premier colon permanent de la colonie. Ces terres correspondent aujourd’hui à la partie nord de la Haute-Ville et du quartier du Vieux-port. Les lettres de concessions ont été perdues, mais la confirmation s’en trouve dans un autre acte de concession accordé à Louis Hébert le 28 février 1626 par le duc de Ventadour, successeur de Mont-morency : « s’estant le dit Hébert arresté près le grand fleuve Saint-Laurens au lieu de Québec joignant l’habitation qui est entretenüe par la société autorisée par Sa Majesté et par nous confirmée, il auroit par son travail et industrie assisté de ses serviteurs domestiques deffrichée certaine portion de terre comprise dans l’enceinte d’un clos, et fait batir et construire un logement pour luy, sa famille et son bestail; desquelles terres, logements et enclos il auroit obtenu de Monsieur le duc de Montmorency nostre predecesseur, vice-roy, le don et octroy a perpétuité par les lettres expédiées le samedy quatrieme février mil six cent vingt trois; Nous, pour les considérations sus-alleguées et pour encourager ceux qui desireront cy après peupler et habiter le dit païs de Canada, avons donné, ratiffié et confirmé, donnons, ratiffions et confirmons au susdit Louis Hébert et ses successeurs et héritiers et suivant le pouvoir à nous octroyé par Sa Majesté toutes les susdites terres labourables et deffrichées et comprises dans l’enclos du dit Hébert ensemble la maison et batimens ansy que le tout s’estend et comporte au dit lieu de Québec sur la grande rivière ou fleuve de St. Laurens pour en jouir en fief noble par luy ses héritiers et ayant cause à l’avenir comme de son propre et loyal acquest et en disposer pleinement et paisiblement comme il verra bon estre, le tout relevant du fort et chateau de Québec aux charges et conditions qui lui seront cy après par nous imposées et pour les mêmes considérations, avons de plus fait don au dit Hébert et à ses successeurs, hoirs et héritiers de lestendue d’une lieue françoise de terre située proche le dit Québec sur la rivière saint Charles qui a été bornée et limitée par les sieurs de Champlain et de Caen pour les posséder, deffricher, cultiver et habiter ainsy quil jugera bon estre aux mêmes conditions de la première donation (…) »
La seconde seigneurie fut concédée en 1624 à Cap-Tourmente. Puis, une troisième aux Jésuites en 1626 à Notre-Dame-des-Anges, en bordure de la rivière Saint-Charles, à l’endroit où monseigneur Saint-Vallier fonda l’Hôpital-Général quelques années plus tard. La mort de Louis Hébert en 1627 en glissant sur la glace et les vocations religieuses des deux autres, ne permirent pas le développement humain de ces seigneuries.
La compagnie des Cent Associés
Le 15 janvier 1634, la Compagnie des Cent-Associés, qui fut fondée en 1627 par Richelieu, concéda la seigneurie de Beauport à un Normand chirurgien et apothicaire, Robert Giffard. Les terres étaient conscrites de façon rectangulaire entre les rivières Beauport et Montmorency et le fleuve Saint-Laurent. Elles furent officiellement ouvertes à la colonisation à partir de 1655 et une quinzaine de familles vinrent s’y installer. Ce fut le début d’une longue succession de concessions de terres sous Henri de Lévis, neveu du duc de Montmorency, qui acheta à son oncle la vice-royauté de la Nouvelle-France. Ainsi furent concédées les seigneuries de Saint-Joseph (île de Montréal), de l’île Jésus, de la Madeleine, de Lauzon et de la Rivière-au-Griffon en 1636, de Sainte-Croix, de Sainte-Foy, de Bellechasse, des Grondines, d’Autray, de Lintot et de Dutort en 1637, de Batiscan en 1639, de Deschambault et Saint-Sulpice en 1640.
Les premières seigneuries dans les Laurentides
On pense à tort que la première seigneurie développée dans notre région est celle de Terrebonne. Bien que celle-ci fut octroyée en 1673, Terrebonne fait partie de la région de Lanaudière et ne peut donc en revendiquer l’ancienneté. Même si la seigneurie de la Petite-Nation (1674) et celle d’Argenteuil (1680) peuvent aussi rivaliser de vieillesse, elles ne sont pas situées sur le territoire des Laurentides également. En réalité, la plus vieille seigneurie des Lauren-tides est celle des Mille-Isles octroyée en 1683 par l’intendant Jacques De Meulles à un dénommé Michel-Sidrac Dugué de Boisbriant, un militaire occupé à la traite des fourrures. Il mourut en 1688 sans avoir honoré ses devoirs de seigneur, c’est-à-dire développer sa seigneurie et la peupler. Celle-ci fut rattachée au domaine royal en 1714, mais reconcédée la même année au gendre de Boisbriant. En 1718, la seigneurie fut divisée en deux : la partie est devient le fief de Langloiserie, future seigneurie de Blainville, et la partie ouest, le fief Petit.
Les dernières seigneuries concédées
Une des dernières seigneuries concédées sous le régime français nous concerne directement, soit la seigneurie de l’Augmentation-des-Milles-Isles. Elle fut concédée à Eustache Lambert Dumont en 1752. Cette seigneurie s’étendait de la côte Saint-Pierre à Mirabel au sud, jusqu’au mont Gabriel, à Sainte-Adèle, au nord. Vers 1800, le seigneur du temps, Eustache-Louis Lambert Dumont, fils du précédent, fit construire un moulin à farine et un moulin à scie sur la rivière du Nord, à l’endroit qui allait devenir le centre-ville de Saint-Jérôme, appelée à cette époque Dumontville.
Les dernières seigneuries seront celles de Murray Bay et Mount Murray en 1762 situées dans Charlevoix, et de Shoolbred en 1788 dans la Baie des Chaleurs. En tout, près de 300 seigneuries furent octroyées, dont huit sous le régime anglais. L’abolition du régime seigneurial en 1854 survint 60 ans après l’abolition de l’Ancien régime en France d’où émanait ce mode de division des terres. Si le régime seigneurial connut ici une exceptionnelle longévité, c’est d’abord et avant tout parce que les Canadiens français s’identifiaient à la terre, héritage sacré de l’ancienne colonie. Sous l’impulsion de Louis-Hippolyte La Fontaine et Georges-Étienne Cartier, l’acte abolissant les droits et devoirs féodaux dans le Bas-Canada venant réformer les divers droits seigneuriaux fut sanctionné le 18 décembre 1854. À son abolition, il y avait 227 seigneuries, dont 76 dans le district de Montréal. Tous les paysans étaient des censitaires qui payaient le cens à quelque 200 seigneurs.
Puis, en 1935, le gouvernement de Louis-Alexandre Taschereau créa le Syndicat national du rachat des rentes seigneuriales afin de convertir en capital rachetable les rentes constituées des anciens fiefs. En outre, ce fut la création des taxes municipales, car ce sont les Municipalités qui colletèrent ces rentes. Enfin, ce fut le 11 novembre 1940 que les propriétaires des biens seigneuriaux perçurent une dernière fois les rentes seigneuriales. À partir de cette date, grâce à une loi du gouvernement d’Adélard Godbout qui était lui-même cultivateur, quelque 60 000 cultivateurs avaient 41 ans pour racheter le capital des rentes constituées.
Bien plus qu’un vestige du passé, d’un mode de vie féodal ou colonial, le régime seigneurial a indélébilement façonné l’identité territoriale du Québec tant que son identité culturelle. Il suffit de se promener partout dans la vallée du Saint-Laurent pour s’en rendre compte. Quelques années après l’abolition du régime seigneurial, la plupart des paysans étaient en mauvaise posture financière. Et en 1880, près du quart des paysans prirent le chemin de l’exil aux États-Unis pour trouver du travail dans les manufactures de la Nouvelle-Angleterre. Mais cela est une autre histoire…