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Noirceur
Valérie Lépine – Vous lisez « Crépuscule » : déjà le titre intrigue. Ensuite, en quatrième de couverture, vous distinguez les mots « meurtre », « enquête », « assassin ». Vous vous dites : voilà un bon petit roman policier à lire au coin du feu.
Mais vous avez tort…
Dans son dernier roman, Philippe Claudel prétexte l’enquête policière classique pour fouiller les tréfonds de l’âme humaine. L’action se déroule au début du XXe siècle dans un village situé aux confins d’un empire au bord de l’implosion. Ce village est pour Nourio, le policier, « le trou du cul du monde ». C’est un lieu oublié, loin de la civilisation, entouré d’une nature hostile. Ses habitants, des chrétiens et des musulmans, sont, pour la plupart, ignares et dominés par quelques figures d’autorité qui n’ont pas nécessairement leur bien à cœur.
Dans ce village où la routine quotidienne abrutit les âmes survient le meurtre du curé Pernieg. Ce crime enflamme la population et permet aux dirigeants du village d’exploiter les divisions religieuses pour servir leurs propres intérêts. S’en suit une série d’événements plus désastreux les uns des autres. L’auteur nous plonge donc dans un environnement hostile, glauque, digne des plus horribles contes de fées. Il exploite les limites entre le rêve et la réalité pour rapprocher son récit de l’allégorie. Une allégorie du sordide.
Des personnages très imparfaits
Les protagonistes du roman n’échappent pas à l’enchantement maléfique qui enveloppe le village. Ils deviennent des prototypes de l’humanité mise à nu, dans ce qu’elle peut avoir de plus cruelle, de plus veule, de plus lâche. Claudel est loin d’être tendre envers ses personnages. Nourio, est décrit comme un homme au corps de vermisseau, vaniteux, en proie à des désirs inavouables et qui « se pens[e] supérieur et n’[est] rien d’autre qu’un misérable insecte ». Baraj, son adjoint, « une gran-de chose sans âge » a les « traits grossiers dessinés au charbon de bois qui laiss[ent] supposer qu’il [est] un radical abruti, […] mais cet animal à face d’homme ingrat [voit] naître en lui des bribes de poèmes merveilleux. » Philippe Claudel truffe ses descriptions d’adjectifs sophistiqués, grinçants, surprenants, hilarants. Voyez comment il décrit le commandant Sroh, supérieur de Nourio : « Un idiot, un breloquin, un gourdiflot au teint cirrhotique, à la bedaine en gésine, […], une bouche, un gosier, un ventre, une créature qui boit et dévore, dotée d’un appétit écœurant et d’une cervelle de puceron. »
Des descriptions parfois sublimes
Ces descriptions constituent un des multiples intérêts du livre. Elles font le bonheur du lecteur à la recherche d’une prose soignée et recherchée. Chaque lieu, personnage, réflexion est soumise au talent débordant de Philippe Claudel. Plusieurs de ces descriptions servent à faire mousser le mystère et à faire ressentir l’atmosphère glauque et morbide qui habite tout le roman. Ainsi, une combe sinistre devient une « immense cuve rocailleuse, où jadis les eaux d’un lac avaient dû mourir d’ennui et finir par s’évaporer. […] Des fougères brûlées par le gel aplatissaient leurs squelettes roux dans des brouets de neige. […] Un bouquet de trembles tout au fond donnait à la combe une pilosité obscène d’un blond cendreux. À tout bien regarder, on se disait qu’ici ce n’était pas la Terre, mais la surface inhabitée d’une planète morte… ».
Crépuscule est une sorte d’inquisition de l’âme humaine. Et le résultat est loin d’être reluisant. C’est un roman qui braque une lumière impitoyable sur l’humain, mais qui, en filigrane, mise sur la littérature pour assurer son salut. C’est un roman noir, mais paradoxalement lumineux par sa prose et par l’espoir porté par la poésie, « dont la mesure n’[est] ni la vie ni le temps des hommes, p[eut] par son miracle porter dans les siècles à venir la seule vérité de ce qui [est] advenu ».