Écrire pour faire battre les cœurs

Section litérature - journal des citoyensUn chien à ma table, Claudie Hunzinger, Grasset, 2022
Valérie Lépine
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Valérie Lépine  – Comment témoigner d’une expérience de lecture ? Comment rendre justice à un livre qui nous a touché parce qu’on a l’impression qu’il y a une sorte de communion entre soi et l’auteure ? Comment ne pas tomber dans le compte-rendu aride ou le texte bêtement élogieux ?

Je ne peux ici faire qu’un simple résumé du roman Un chien à ma table de Claudie Hunzinger. Oui, c’est l’histoire de Sophie, une femme vieillissante, qui s’est isolée en montagne avec son amoureux et qui vit maintenant dans une prairie, près d’un cimetière aux tombes qui tanguent, de l’échine des moraines et de la forêt sombre et velue. Oui, cette femme fuit la barbarie du monde d’en bas. Oui, cette femme recueille une chienne hirsute et blessée un soir d’automne. Oui, cette bête, appelée Yes puisqu’elle dit oui à la vie, aura un rôle central dans le roman, puisqu’elle accompagnera Sophie dans les méandres des sentiers forestiers et dans les dédales sinueux de l’écriture de son prochain livre.

Oui, mais ce roman est plus que ça. – Donc, essayons d’en dire plus. Je dis bien « essayons », parce que je n’arriverai probablement pas à faire émerger l’âme de ce livre et toutes ses subtilités. 

Ce roman est un testament. Le témoignage d’une mort annoncée. Celle de Sophie, cette femme octogénaire dont le corps est « en train de prendre avec moi ses distances » et le monde « troué, rétréci, sali » qui est en train de verser dans le chaos. Le roman, écrit à la manière d’un carnet de notes, nous transmet l’angoisse de cette femme qui n’a jamais senti d’« altérité radicale » entre elle et les bêtes et qui voit le monde où « le pire pouvait arriver d’un instant à l’autre. Il était déjà là. On s’était soudain retrouvé dans un temps de charniers humains, animaux, végétaux, comme toujours, mais en accéléré. Un temps d’effroi global. » Ce roman est aussi un élan de vie symbolisé par la présence de ces bêtes qui ont des éclairs de joie et une avide volonté d’être. Ce roman, enfin, est une apologie de l’écriture, l’écriture utilisée pour éclairer la perte et conjurer la mort. Omniprésent dans ce roman est le désir de cette octogénaire d’être une « écrivaine » qui remplit ses carnets pour « faire battre les cœurs ». « Et battre le mien pour commencer […] C’est la seule chose qui m’intéresse aujourd’hui. Sentir mon cœur battre encore. » L’écriture pour Claudie Hunzinger est une arme de vie.

Et n’allez pas penser que ce roman est morbide ou mélodramatique. Rien dans ce livre ne nous tire vers le bas.

Il faut aussi dire quelque chose sur la richesse, la subtilité et l’originalité des réflexions de Sophie (qui est ni plus ni moins que l’alter ego de Claudie Hunzinger). Le propos du livre est insufflé par la vision d’une femme qui a fait l’expérience directe de la vie dans la nature et qui tente de témoigner de ses merveilles tout en remettant à sa place dans l’univers naturel l’humain qui « n’est rien d’un héros positif ». 

Et bien évidemment, il faut parler de la langue, une langue allégorique, syncopée, parfois décousue, et balayée d’élans sauvages et poétiques. Voici un passage qui illustre comment Claudie Huntzinger utilise son écriture pour montrer que « l’âme du monde a pris un sale coup ». 

« Par empathie avec Yes, je m’étais mise à tout flairer en respirant par le museau, tandis qu’elle filait sur le plat des pâturages les déchiffrant à toute allure, comme une aveugle, du bout du nez. Un braille d’odeurs. Derrière elle, j’avançais, reniflais. Cependant, presque tout ce qui la passionnait m’échappait, humant trop à ma manière, à ma manière soucieuse, désastreuse, humaine, sachant bien que nous étions entrés dans une ère de terreur pour notre espèce et pour les autres. Je me demandais : le parfum d’aiguilles de sapin, est-ce qu’il est encore là ? Non, tout un pan de la forêt, plus haut, a roussi cet été, mort debout de soif. Les pins sylvestres aussi y passent. Et l’odeur de la neige, on la sent encore ? Plus vraiment, devenue rare. Et celle du lynx ? Flinguée. » Bang !

J’ai souligné une grande quantité de passages dans ce roman. J’ai été prise d’une frénésie de crayonnage comme pour m’approprier davantage, savourer davantage la beauté exquise de certaines phrases. À vous maintenant de goûter à la beauté de ce roman.

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