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Bordée de mots
Gleason Théberge – Il n’est pas surprenant que la très grande majorité des mots du dictionnaire puissent ne jamais nous servir, puisqu’ils évoquent une diversité de phénomènes, gens, actions, émotions et objets.
Ils sont ainsi nombreux les termes spécialisés comme ceux des sciences que les spécialistes utilisent pour communiquer entre eux et qui compliquent la façon dont ils peuvent présenter les données de leur expertise. Et c’est sans compter l’étrangeté des mots jumeaux, comme ce babouin qui évoque un singe mais aussi une pustule qui éclot sur le bord des lèvres (babounes ?), en parenté avec le feu sauvage. Celui qui a tendance à hésiter ignore sans doute qu’il lui arrive alors de lanterner ou de vasouiller ? Par contre, les amateurs du jeu seront sans doute heureux de savoir distinguer le cruciverbiste (qui remplit la grille d’un mots croisés) et le verbicruciste (qui le conçoit) ?
Or, il faut se rappeler que les mots naissent de sources parfois éloignées, dans l’espace géographique ou dans la durée d’usage des mots, et que s’ils sont conservés par écrit, la responsabilité des dictionnaires est précisément de les répertorier pour que l’œil lecteur qui les découvre puisse en comprendre le sens s’il ne les connaît pas.
Par exemple, pendant qu’en France, on persiste à parler de poudrerie pour désigner un entrepôt de poudre (à canon ou à fusil), au Québec nous en faisons le tourbillon aérien des flocons de la neige de nos hivers. La zizanie a ainsi pris un sens parallèle à la querelle, parce que le mot a d’abord désigné ce que les évangiles appellent l’ivraie, une plante qui gâte le bon grain. Et quel humour est possible avec le fait que l’ordinateur qui nous offre l’usage des technologies modernes ait déjà servi à nommer l’évêque ordinateur ennoblissant en confirmation l’entrée en adolescence des jeunes ou ordonnant prêtre un séminariste!
Le français est en effet réputé pour le nombre de synonymes accordés aux mots, qui permettent aux journalistes et aux gens de littérature de nuancer leurs propos. Je ne vous cacherai d’ailleurs pas que comme d’autres, j’aime à plonger dans l’immensité des variantes alphabétiques, IL y a de quoi s’étonner souvent de la richesse d’un terme, parfois oublié, ou souvent méconnu, qui insère dans le réel une expression autrement nébuleuse. Outre l’animal, le mot ours désigne ainsi l’encadré d’un journal où figurent les noms de l’Imprimeur et des responsables de la publication.
Notons que le dictionnaire ne décide pas de l’usage d’un terme, qu’il en indique simplement la présence au vocabulaire, déconseille plutôt ceux qui abâtardissent la langue, comme les anglicismes, et souligne le caractère insultant de certains. Le motgarce, par exemple, où l’on voit une manière péjorative de qualifier une jeune fille a d’abord tout simplement servi de féminin au mot gars. Ce n’est pas le dictionnaire qui a alors fait preuve de sexisme en conservant au gars un caractère neutre; c’est la société des usagers. Un peu à la manière de l’arme qui est perçue comme banale ou dangereuse selon les personnes qui s’en servent.
Après tout, l’épaisseur d’un dictionnaire n’a jamais dérangé personne, surtout depuis qu’on en a versé les mots dans le labyrinthe informatique; mais y sont-ils vraiment tous ?