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La vie en zone grise
Valérie Lépine – L’année 2022 a, entre autres, été marquée par la triste guerre en Ukraine qui a fait des milliers de morts et des millions de réfugiés. Presqu’un an s’est écoulé depuis le début de ce conflit. Mais une autre guerre faisait rage en Ukraine bien avant mars 2022. Celle du Donbass. Et c’est au cœur de cet autre conflit fratricide que l’auteur Andreï Kourkov plonge le lecteur dans son roman Les abeilles grises.
Hiver 2017, village de Mala Starogradivka. Population : 2. Depuis le début du conflit où s’affrontent séparatistes pro-russes et gouvernement ukrainien, ce hameau de la région du Donbass situé en pleine zone grise, au cœur du conflit, s’est vidé de tous ses habitants. Les commerces ont fermé, l’église a été bombardée et l’électricité est coupée depuis trois ans. Seuls Sergueï Sergueïtch et son voisin Pachka Khmenlenko ont décidé de ne pas abandonner leur maison. Les deux hommes se connaissent depuis l’enfance, mais ils n’ont jamais vraiment été amis. L’un est bourru, l’autre est « chafouin ». L’un ne veut pas prendre parti dans le conflit, l’autre est plutôt opportuniste. Ils s’entraident un peu à contrecœur. Ils s’échangent de petits services, troquent lard, sarrasin et pommes de terre contre bouteilles de ratafia ou pots de miel. Ils prennent le thé ensemble, quand la solitude devient insupportable ou que la peur les étreint. Ils sont devenus « amis-ennemis ».
Le temps s’égrène lentement à Mala Stagradivka et risque même parfois de s’effacer. Le silence qui enveloppe le village est perturbé de temps en temps par l’explosion des missiles et des tirs de mortier qui, dieu merci, n’ont pas touché le village depuis quelques mois. Leurs grondements s’immiscent même dans les rêves de Sergueïtch. Mais ces bruits font maintenant partie de la vie. « Il en était devenu ainsi du silence de la guerre, où le fracas des armes avait évincé les bruits de la nature, mais à force de lassitude, était devenu coutumier, s’était comme glissé lui aussi sous les ailes du silence, avait cessé d’attirer l’attention sur lui. »
Sergueïtch a décidé de rester chez lui, entre autres, pour prendre soin de ses abeilles. On comprend aussi peu à peu qu’il est très attaché à sa terre, malgré le conflit auquel il ne comprend pas grand-chose et auquel il ne veut pas prendre part. Les abeilles hivernent dans son garage, bien protégées du froid, mais jamais à l’abri d’une bombe. Lorsqu’une grenade explose tout près de chez Sergueïtch au tout début du printemps et que cette explosion met à risque la paix relative du hameau et la sécurité des abeilles, Sergueïtch décide de partir vers des régions épargnées par la guerre pour trouver un endroit paisible où installer ses ruches.
Ce périple constitue la deuxième partie du roman de Kourkov et c’est paradoxalement dans cette partie du récit où la violence émerge davantage. Elle était lointaine dans le hameau de Mala Stagradivka, en pleine zone grise, mais elle s’expose davantage dans les zones de paix. Sergueïtch s’arrête d’abord dans l’oblast (province) de Zaporijjia et pose sa tente près d’un pré fleuri. Ses abeilles butinent, Sergueïtch les observe et s’en émerveille, mais il est aussi la cible de la méfiance des habitants. Après avoir subi les violences d’un ancien soldat d’Afghanistan, Sergueïtch part pour la Crimée. Là, malgré le soleil, la chaleur et la beauté des paysages, il constate avec étonnement comment la propagande russe percole dans la population et comment les Tatars sont victimes de discrimination et de jugements arbitraires. Il est lui-même entraîné dans les sombres couloirs du FSB avant de reprendre la route à la fin de l’été.
Écrivain ukrainien de langue russe, Andreï Kourkov arrive, avec un style sobre parsemé d’images poétiques, à raconter une histoire de guerre sans tomber dans le mélodrame. Il nous fait découvrir Sergueïtch par petites touches, par ses gestes au quotidien. Et c’est à travers Sergueïtch, homme de la zone grise, homme de l’entre-deux, homme devenu étranger dans son propre pays, que l’auteur évoque l’équilibre fragile et la tension constante entre soi et l’autre, l’humanisme et la barbarie, la paix et la guerre. Et la victoire ? « La vie donc continuait », pense Sergueïtch, « et la victoire n’avait été qu’un rêve. Il n’y avait pas de victoire – point. »
Note – Si le sujet de la guerre du Donbass vous intéresse, je vous suggère le livre Ukraine à fragmentation du journaliste québécois Frédérick Lavoie. Celui-ci a couvert ce conflit et décortique avec beaucoup de finesse, de sensibilité et d’humanisme les racines de cette guerre fratricide.
Cette chronique est rendue possible grâce à la participation de Christian Huron, propriétaire de la Librairie L’Arlequin de Saint-Sauveur.