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Retour sur une bataille emblématique des Rébellions de 1837-1838
Daniel Machabée – Le mois de décembre est riche en événements historiques de toute sorte : sacre de Napoléon 1er, bataille d’Austerlitz, fondation du Second Empire, attaque de Pearl Harbor, mort du cardinal de Richelieu, arrestation de Rosa Parks en Alabama qui refusa de céder son siège à un Blanc, effondrement de l’Union soviétique… Autant de sujets importants dont je pourrais vous parler avec délectation. Cependant, il y a un événement majeur de notre histoire qui s’est déroulé pas loin de nous, dont les murs de l’église de Saint-Eustache conservent encore les stigmates. Retour sur une bataille emblématique des Rébellions de 1837-1838.
Le contexte politique
C’était une époque de troubles. Pour exposer clairement les demandes des francophones, le Parti patriote de Louis-Joseph Papineau fit adopter les 92 Résolutions qui rappelaient que les Canadiens méritaient les mêmes droits que les Britanniques de la métropole, ayant défendu la colonie pour l’Angleterre contre les Américains deux fois, soit en 1775 et 1812. En 1834, le Parti patriote gagna les élections de façon écrasante. – 78 députés contre 10 pour les Bureaucrates, appelés La clique du Château. Désespérés de ne pas être capables de battre les patriotes, les orangistes anglophones commencèrent à envisager d’autres moyens d’y parvenir, c’est-à-dire de recourir aux armes. Avec l’appui du Doric Club et de l’élite marchande britannique, Molson et McGill en tête, ils mirent sur pied des milices armées. Ainsi, ces milices loyalistes voulurent pousser les patriotes à la violence afin de justifier l’implication de l’armée britannique dans ce conflit.
Le 6 mars 1837, la réponse de Londres aux demandes des Patriotes arriva au port de Québec. Non seulement Londres n’acquiesça à aucune revendication, mais annula avec les 10 Résolutions Russell des décennies de gains pour les francophones du Bas-Canada. Pendant des mois, le Parti patriote organisera des assemblées dans les villes et villages afin de sensibiliser les habitants à l’outrage que Londres venait de leur faire et exprimer le droit d’exister en tant que peuple. En réaction, le gouverneur interdit les assemblées publiques le 15 juin, ce qui provoqua une formidable mobilisation de la population francophone derrière Papineau. Le 5 septembre, on fonda Les fils de la liberté qui furent les milices armées des francophones. Le 24 octobre, l’Église catholique, par un mandement de monseigneur Latrigue, évêque de Montréal, déclara son opposition aux patriotes.
Les tensions furent à leur comble lorsque le 6 novembre des affrontements eurent lieu à Montréal entre le Doric Club et Les fils de la liberté. Le gouverneur Gosford avec l’aide de Colborne, son détestable commandant militaire, décidés d’éliminer une fois pour toutes le Parti patriote, envoyèrent une série de mandats d’arrêt contre 26 chefs patriotes. Ceux-ci, pourchassés dans les rues de Montréal par les miliciens orangistes du Doric Club, allèrent se réfugier dans les bastions des patriotes, sur les rives du Richelieu et du lac des Deux-Montagnes.
Le début de la répression
Le 10 novembre, un groupe de patriotes mit en déroute une troupe de l’armée britannique à Saint-Athanase. Ce fut le début de la lutte armée. Le 17 se déroula la bataille de Saint-Denis qui se solda par la seule victoire des patriotes. Le 25 novembre, ils furent battus à Saint-Charles, les chefs Papineau et Nelson en fuite vers les États-Unis.
John Colborne, commandant en chef des armées britanniques dans les Canadas, voulut éliminer les centres de résistance au gouvernement anglais. Selon ses informations, la région de Saint-Eustache s’organisait et présentait un risque accru, puisque celle-ci était davantage populeuse que les villages de Saint-Charles et Saint-Denis. Plusieurs chefs patriotes y résidaient également : Jean-Olivier Chénier, Jean-Baptiste Dumou-chelle, Luc-Hyacinthe Masson, Chartier, Girouard, Scott et Amaury Girod.
Une résistance héroïque
Les troupes de Colborne, formées de deux brigades, comptaient en tout 1280 soldats et 220 volontaires. Elles quittèrent Montréal le 13 décembre 1837 pour traverser la rivière des Mille-Îles, déjà gelée, à la hauteur de Sainte-Rose. Cette petite armée comportait 83 volontaires loyalistes de la St.Eustache Loyal Volunteers et 45 miliciens de la Queen’s Light Dragoons.
À 11 h 15, le 14 décembre, la cloche de l’église sonna le tocsin : l’armée était en vue. Accompagné de 250 patriotes, Chénier alla à la rencontre des tuniques rouges. Mais le feu nourri les força à se replier. Ils trouvèrent refuge dans le couvent, dans le presbytère, dans l’église et dans le manoir seigneurial. Amaury Girod, un des chefs patriotes, quitta le champ de bataille dès le début en disant aller chercher des renforts. Suspecté de trahison, traqué par les patriotes pendant trois jours, il se suicida.
Le village fut rapidement encerclé, et pendant une heure, les Anglais bombardèrent les principaux bâtiments où s’étaient réfugiés les rebelles. Ce fut la première fois depuis le siège de Québec à l’été 1759 que les Britanniques bombardèrent une ville dans l’ancienne Nouvelle-France ! Colbor-ne tenta de détruire la porte de l’église avec un obusier, mais le tir constant des insurgés l’empêcha de réussir. Un après l’autre, le presbytère, le couvent et le manoir tombèrent sous les boulets de canon. Réfugié dans l’église avec 60 hommes, Chénier résista pendant quatre heures aux assauts répétés des Anglais. Puis, un petit détachement réussit à pénétrer par l’arrière de l’église dans la sacristie et y mit le feu qui se répandit rapidement. Ayant démoli les escaliers pour empêcher les tuniques rou-ges de pénétrer à l’intérieur, les rebelles patriotes furent pris au piège. Ils durent donc prendre une décision : mourir brûlés et asphyxiés ou bien sauter par les fenêtres. Les rebelles choisirent cette issue, mais ils se firent tirer par les Anglais un à un comme des pigeons. En tentant de fuir, Chénier s’exclama : « Souvenez-vous de Weir ! » Il fut tué de deux balles à la poitrine.
La bataille dura pendant quel-ques heures. 70 patriotes furent tués, 15 furent blessés et 120 furent faits prisonniers, contre trois morts et huit blessés chez les Anglais. Après le combat, Colbor-ne permit à des troupes, mais surtout aux miliciens loyalistes, de piller le village où ils brûlèrent 65 des 150 maisons. Une dizaine de ces valeureux combattants furent enterrés dans le cimetière de Saint-Eustache. Ils avaient entre 17 et 45 ans.
Le témoignage de La Minerve
François-Xavier Valade, un instituteur correspondant au journal La Minerve, en désaccord avec le principe de la lutte armée, se rendit deux jours plus tard à Saint-Eustache. Terminons cette chronique en le laissant témoigner : « Je crus prudent de ne visiter Saint-Eustache que le surlendemain du désastre. J’entrai au village sur lequel régnait encore une atmosphère de feux et que couvrait un voile de sang. Des corps de Canadiens volontaires faisaient patrouille dans les rues. Des femmes éplorées, des enfants sanglotants, des jeunes filles désolées, des vieillards décrépits encombraient les chemins ; une foule d’étranges silencieux errants çà et là et parmi ceux-ci faut-il le dire, il s’en est trouvé d’assez osés pour fouiller les décombres des maisons privées et enlever ce qui avait pu échapper au fer et au sang. L’on avait dépouillé jusqu’aux froids cadavres qui gisaient sur la glace, dans les rues et sur la place publique ; leur nudité absolue était un objet d’horreur. Qu’ai-je vu encore : une église qui naguère faisait l’ornement du comté, réduite en cendres encore rouges qu’il était imprudent de fouler ; çà et là des morceaux d’ossements humains calcinés ou pulvérisés, quelques parties du corps carbonisé de ceux de nos infortunés compatriotes brûlés dans l’incendie de l’église ; sur la place, un cadavre entier et déjà entamé par des pourceaux attirés par l’odeur de chair rôtie dans le cimetière et sur une ligne parallèle à l’église, trente à quarante corps ensanglantés ; les uns avaient le crâne fracturé et la cervelle découverte, d’autres la poitrine criblée de balles ; plusieurs demi-brûlés et fumant encore ; ceux-ci sans bras ni jambes ne présentaient qu’un tronc affreux d’où s’exhalait une odeur fétide ; sur la glace un homme nu, gelé et la poitrine percée ; ailleurs des cadavres baignant dans leur sang coulé à longues traces ; les malheureux avaient cru pouvoir fuir ; les balles ennemies les avaient atteints – tous avaient péri après une lutte désespérée contre le fer et contre le froid ; la neige était rouge de leur sang. Et au milieu de l’après-midi désolant, encore inouï dans le pays, les pleurs, les cris, les hurlements des épouses, des enfants, des mères qui cherchaient les corps de ceux qui avaient été naguère leur seul soutien et que la mort plongeait dans les angoisses d’une vie toute de misère »1.
- Bibliothèque et Archives Canada, fonds François-Xavier Valade (MG 24-K35).