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Ou la naissance du nationalisme canadien
Daniel Machabée – Nous sommes le 26 octobre 1813, sur les rives plutôt marécageuses de la rivière Châteauguay, à 50 kilomètres au sud de Montréal. Il fait encore nuit, mais l’aube approche. Dans le ciel, un vol de bernaches quitte le pays vers une température plus clémente. La petite troupe dirigée par Charles-Michel de Salaberry est nerveuse. On sait l’ennemi à proximité. L’attente est sur le point de se terminer…
Le contexte historique
Les États-Unis d’Amérique ont déclaré la guerre à la Grande-Bretagne le 18 juin 1812 pour profiter de l’affaiblissement des Britanniques dans les guerres napoléoniennes afin d’envahir et de s’approprier les territoires anglais en Amérique du Nord. Ce conflit, qui va durer trois années, est souvent décrit comme la Seconde Guerre d’indépendance américaine. Pendant l’embargo anglais sur les ports français en 1807, plus de 900 vaisseaux américains sont capturés par les Anglais qui ne voulaient pas que les Américains fassent du commerce avec la France de Napoléon en plus de fouiller tous les navires afin de trouver les déserteurs anglais qui fuyaient le service obligatoire dans la Royal Navy. En 1810, la marine américaine se développa si rapidement qu’elle remit en question l’hégémonie maritime des Anglais. Enfin, guidés par la Destiny Manifest, les Américains voulaient toujours s’étendre vers l’Ouest, mais étaient encore bloqués dans leur expansion à cause des territoires amérindiens contrôlés par l’Empire britannique. Ainsi, pour Thomas Jefferson, « la conquête du Canada cette année (1812), jusqu’aux voisinages de Québec, sera une simple promenade, et nous en acquerrons de l’expérience pour ensuite pouvoir attaquer Halifax, puis finalement expulser l’Angleterre hors du continent américain ».
Ne pouvant espérer envoyer de renforts dans les Canadas, l’Angleterre demanda au gouverneur Lord Prevost, de faire une guerre défensive, ce qu’il fit pendant deux ans. Du côté américain, sûr d’une victoire rapide, ayant foi dans la milice, l’armée régulière ne comptait que 12 000 soldats en 1812.
L’élite francophone en renfort aux dirigeants britanniques
L’élite francophone craignait fort qu’une conquête américaine vienne détruire l’ordre établi depuis 1763 en imposant le protestantisme dans le Bas-Canada, l’anglicisation rapide, l’intronisation du capitalisme et la démocratie américaine. Ils se sont donc rangés rapidement, tout comme en 1775, du côté des Britanniques. La stratégie américaine était simple : couper les Canadas en deux en prenant Montréal et Québec afin de rendre difficile le maintien des Britanniques en Amérique. Ainsi, le major-général Wade Hampton devait prendre Montréal avec ses 4000 hommes en passant par le sud. Il devait rejoindre les forces du général James Wilkinson qui avait pour mission d’amener ses bateaux à Montréal via le lac Ontario.
Les forces en présence
Sur les 4000 hommes que Hampton avait sous ses ordres, seulement 3000 étaient en état de se battre. De plus, il savait maintenant que les renforts de Wilkinson ne viendraient pas. Côté canadien-français, ils étaient seulement 300 volontaires du régiment des Voltigeurs, une centaine de miliciens anglais et 22 Mohawks. C’était un ratio de 1 contre 10. Pendant trois jours et trois nuits, abrités derrière des retranchements faits d’arbres, cette petite compagnie attendit l’ennemi. Mais Salaberry était fils de ce pays. Son grand-père combattit les Anglais pendant la guerre de Sept Ans et lui-même était un soldat de carrière. Sachant l’avancée des Américains à l’aube, il leur fit accroire en faisant grand bruit de cris et de clairons que leur nombre était bien plus imposant que la réalité.
L’affrontement
Quelques miliciens barraient la route aux Américains. Et comme un officier américain ordonna aux miliciens de se rendre, Salaberry refusa et tira lui-même le premier coup de feu. La riposte américaine fut intense, mais la résistance canadienne put certes rendre honteuse la débandade légendaire lors de la mousqueterie de la bataille des Plaines d’Abraham ! Charles Pinguet témoigna : « Nos soldats ont tiré entre trente-cinq et quarante cartouches, et en si bonne direction que les prisonniers que nous fîmes le lendemain disaient que nos balles passaient toute à l’égalité soit de la tête, soit de la poitrine ».
Pendant quelques heures, les Américains tentèrent de franchir les défenses canadiennes, mais n’y parvinrent pas. Guidés par un mauvais chef, employant une stratégie douteuse et guerroyant avec de mauvaises cartouches, les Américains abandonnèrent les assauts et remirent au printemps suivant leur plan d’invasion.
La naissance du nationalisme canadien
Les pertes de cette bataille furent minimes : 85 morts ou blessés américains contre 6 morts et 16 blessés canadiens. Mais si cette bataille dans la grande aventure humaine fut somme toute négligeable, elle eut deux effets immédiats irréfutables : d’une part, elle arrêta les projets futurs d’invasion américaine du Canada et cimenta pour la toute première fois le nationalisme canadien dans son expression binationale. On parlera longtemps de cet événement comme la naissance du nationalisme canadien, comme étant la prise de conscience irréfutable que les Canadas sont une nation différente des États-Unis d’Amérique.
Cette bataille fut un haut fait d’armes de nos soldats, miliciens pour la plupart, un exploit historique mal connu de notre historiographie. Dans le contexte de la post-Conquête, dans les débats souvent acrimonieux de l’époque et de l’affirmation du Parti Canadien, cet événement va galvaniser le patriotisme canadien-français. Comme quoi il n’y a pas de petite victoire…
La paix fut signée en février 1815 avec les conditions de statu quo ante bellum. Les Américains, renonçant au Nord à cause notamment de leur défaite à Châteauguay, purent désormais coloniser les territoires tant convoités à l’ouest avec la signature d’un autre traité en 1818. Défavorisés en début de guerre, les Anglais prirent leur revanche de la Guerre d’indépendance en incendiant la Maison-Blanche en 1812 ! Quant aux Américains, ils détruisirent les Anglais lors de la bataille de La Nouvelle-Orléans et ne seront plus jamais inquiétés dans cette partie du continent. À juste raison, peut-être encore davantage qu’en 1776, ils obtinrent réellement leur indépendance de la Grande-Bretagne qui n’intervint plus jamais dans leurs affaires.
Quant à Salaberry, il fut le militaire le plus respecté de son temps. Il fut un des premiers à s’élever contre le projet d’union des Canadas proposé par Craig en 1809. Il était aimé de ses soldats, même s’il ne ménageait pas les punitions et les jurons à ses voltigeurs qui, en retour, lui chantaient :
« C’est notre major
Qu’a le diable au corps,
Qui nous don’ra la mort.
Y’a pas de loup ni tigre
Qui soit si rustique
Sous la rondeur du ciel
Y’a pas son pareil »