Le déclin tranquille

Déclin de l’Empire romain : photo parue dans Philosophie magazine
Daniel Machabée
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Daniel Machabée – Le 23 août 476, le dernier empereur romain d’Occident fut déposé par Odoacre. Bien plus qu’un empire, c’est tout un monde qui changea. Bien sûr, cet immense empire qui s’étendait sur tout le contour du bassin méditerranéen et sur la majorité de l’Europe ne disparut pas du jour au lendemain. Pendant des générations, ce qui faisait la pérennité et le succès de Rome, ses institutions et ses valeurs, se dégradèrent au point d’être remplacées par d’autres. Si ce formidable empire que les contemporains crurent immortel disparut, aucune nation, aucune civilisation n’est à l’abri de son remplacement. « Ceci tuera cela », disait Victor Hugo dans son formidable Notre-Dame de Paris. Et si notre tour était venu ?

La civilisation occidentale, cette héritière naturelle de l’idéal romain, celle qui a imposé au monde ses Lumières, son esprit civilisateur, sa science, ses valeurs, souvent à coup d’épée, de canon et de croix, est partout en pleine mutation. Ce constat de déclin ne date pas d’hier. En 1918, l’essayiste allemand Oswald Spengler publia un livre choc et fort controversé intitulé en français Le déclin de l’Occident. Le Québec, un peu à cause du Canada, mais beaucoup par sa propre faute, est également en plein bouleversement. 

Depuis les années succédant à la Seconde Guerre mondiale, et plus particulièrement à partir des années 1970-1980, au nom de la sacro-sainte qualité de vie, l’Occident accepte de façon lucide son propre effacement. À toujours privilégier le développement économique au détriment des valeurs morales intrinsèques des nations qui composent notre civilisation, l’Occident perd tranquillement son âme. Le mélange des populations, l’abolissement des frontières, rendent fragiles l’homogénéité sociale et culturelle. 

Le paradigme québécois

Au Québec, nous sommes devenus une société amorphe par notre indifférence et notre désillusion collective. Ceci n’est pas une critique sociale; c’est un fait avéré et historique. La Révolution tranquille a pourtant été un formidable tremplin afin de rendre les institutions québécoises modernes en enlevant la bride de la Grande noirceur duplessiste. Au-delà de nos aspirations nationales, les Jacques Parizeau (Caisse de Dépôt), Claude Castonguay (Assurance-maladie), Alphonse-Marie Parent (rapport Parent sur l’Éducation), René Lévesque (nationalisation de l’électricité), entre autres, ont contribué à doter le Québec d’outils puissants pour son développement. Soudainement, le Québec devenait quelque chose de gros, de cohérent, d’inspirant, un territoire aux richesses naturelles incroyables et au potentiel économique immense. Rien n’était impossible à faire. C’est l’époque où toute une jeunesse apprenait à aimer sa langue, sa culture, sa musique, et que des gens comme Gilles Vigneault, Claude Léveillé, Pauline Julien, Félix Leclerc, Robert Charlebois, Michel Tremblay, pour ne nommer que ceux-là, en exprimaient l’âme.

Cet élan, ce momentum, où une frange importante de la société québécoise trouvait son aboutissement logique dans le projet d’indépendance du Québec, s’est brisé avec le dernier échec référendaire de 1995. Historiquement, on peut parler sans hésitation d’un avant 1995 et d’un après. C’est comme si depuis ce temps, les rêves qui nous inspiraient comme peuple, les projets rassembleurs, tout cela est devenu insipide. On se contente d’exister. On se contente de subir. Sommes-nous comme les Romains en train de disparaître tranquillement?

Une louisianisation insidieuse

Si on regarde d’abord l’aspect linguistique, cette langue française qui nous rattache profondément à nos racines, ce ciment qui nous unit comme peuple, valeur commune de la société québécoise, est la première victime de la mondialisation. 45 ans après l’adoption de la Loi 101 qui devait assurer sa pérennité, le présent gouvernement se sent obligé de la renforcer. Même si plusieurs intervenants avaient tenté d’alarmer les gouvernements libéraux précédents, le mal était déjà fait. Aujourd’hui, la langue française est massacrée grammaticalement, mal écrite et mal aimée par les nouvelles générations. Les jeunes la considèrent comme un fardeau plutôt que pour une fierté. Demandez aux jeunes qui sont les étendards de la culture québécoise, très peu vous donneront des réponses satisfaisantes. À qui la faute ? À l’école ? Aux parents ? Qu’on me permette de dire que la faute en incombe à la lassitude générale de la société. 

Depuis le référendum de 1995, c’est comme si toute la société québécoise était sur pause. Quels sont nos projets rassembleurs ? Qu’est-ce qui nous fait vibrer ou rêver comme peuple ? Quelles sont nos aspirations ? Les Romains disaient que donner du pain et des jeux contribuait à garder le peuple calme et docile. Notre société est une victime de son propre succès. Sauf qu’il y a un grand péril dans notre cas; notre faible fécondité, notre précarité linguistique, notre situation de minoritaires dans ce continent, si nous ne prenons pas les mesures nécessaires à notre survie, nous serons les fossoyeurs de notre identité.

La décadence des mœurs

La décadence des mœurs romaines a entraîné la chute de l’Empire romain. À une époque où se battre dans l’armée romaine était un honneur et un gage d’obtenir la citoyenneté romaine, le refus des chrétiens de reconnaître le culte religieux de l’empereur, leur refus de combattre au nom de la tolérance religieuse a grandement précipité la fin de l’empire. Également, certaines études ont fait mention de l’abandon de la morale, la montée de l’homosexualité, comme causes profondes de la décadence romaine. Enfin, incapables de refouler les peuples étrangers sur les frontières de l’Empire, ceux-ci se sont emparés des territoires vacants pour fonder les royaumes précurseurs des pays européens modernes. 

Qu’en est-il au Québec ? L’enseignant que je suis est consterné de constater un phénomène alarmant : la paresse généralisée des présentes générations, la loi du moindre effort, le nivellement par le bas, la médiocrité de leurs connaissances générales et des enjeux, ainsi que la montée de l’irrespect. Le respect envers le corps enseignant, envers le savoir, envers ceux qui les ont précédés est totalement désarmant et d’une tristesse incommensurable. La méconnaissance de notre histoire, l’amour de notre langue leur passe cent pieds au-dessus de leur tête. Quelle valorisation de notre culture, de notre histoire et de notre langue ont-ils dans leur quotidien quand nos dirigeants sont les premiers à renier nos aspirations et à protéger nos valeurs communes quand celles-ci sont honnies par nos concitoyens anglophones ?

À l’instar de notre civilisation, notre société est en déclin tranquille. Notre disparition programmée est réelle et se passe quasiment dans l’indifférence. Quand les projets les plus rassembleurs d’une nation concernent l’étalement urbain ou une œuvre d’art inutile au centre-ville de Montréal, quand on voit partout notre langue régressée, bafouée, abandonnée au sein même de certaines écoles publiques, où que le français se fait de plus en plus rare dans les échos des corridors des collèges et des universités, faut-il s’étonner de notre déclin? 

Nos valeurs les plus profondes porteuses d’une société inclusive et plus juste sont découpées par la Cour suprême comme une pièce de viande! Quand la solution miraculeuse du Conseil du patronat est d’augmenter l’immigration à 100 000 annuellement alors que notre capacité d’absorption est clairement insuffisante, on est en droit de s’offusquer. Il n’est pas sans raison qu’on puisse constater une lassitude sociale ou, pire, un abandon collectif conduisant directement à l’assimilation. C’est un constat que même les Cowboys fringants nous rappellent dans leur extraordinaire chanson Louis Hébert : « Louis Hébert sur ton monument tu as vu passer tant d’hivers. Debout et fier pour combien de temps ? Can you tell me how long we’ll be there ? »

Il ne faut pas généraliser heureusement. Certains jeunes sont des inspirations pour et dans leurs milieux. La tendance est lourde, mais elle peut encore être renversée. Nous serons ce que nous voudrons être : les fossoyeurs de notre identité ou les vecteurs de la transmission aux futures générations. Cela arrivera lorsque l’on retrouvera le sens du mot « ensemble. »

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