Chronique historique

histoire pays d'en haut - journal des citoyens
Daniel Machabée
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Les apôtres du Nord

L’improbable amitié entre le curé Labelle et Arthur Buies

Daniel Machabée – Au tournant des années 1870, l’exode des Canadiens-français vers les centres urbains et plus particulièrement vers les manufactures de la Nouvelle-Angleterre, désola grandement François-Xavier-Antoine Labelle, alors curé de Saint-Bernard-de-Lacolle qui voyait passer quotidiennement de nombreuses familles francophones vers les États-Unis anglophones. Entre 1870 et 1930, près de 800 000 francophones quittèrent le pays. Las de se battre contre l’exode de ses compatriotes et la menace grandissante des fenians irlandais, il demanda à entrer au monastère, mais monseigneur Bourget lui somma de rester actif et lui donna la paroisse assez peuplée de Saint-Jérôme-de-Terrebonne. Commença alors une extraordinaire aventure qui mena ce colosse de 300 livres aux portes des terres vierges de l’Abitibi dans un simple canot.

Emparons-nous du sol!

Le curé Labelle avait une certaine vision de la colonisation. Sensible à l’exil de ses semblables, nationaliste avant-gardiste, grand patriote, il voulait contourner les Anglais établis en Ontario en passant par le Nord et rejoindre ainsi les communautés métisses francophones du Manitoba. Pour lui, c’était en quelque sorte venger la Conquête. Cette pensée lui a sans doute été inspirée par le polémiste et journaliste Arthur Buies qui fît de nombreux voyages dans les régions éloignées du Québec et de l’Ontario et valorisa la colonisation en décrivant avec verve et moult détails la richesse de ces lieux encore inexploités. Buies critiqua fortement le manque de cohésion de la colonisation par le gouvernement du Québec de l’époque : « Nous n’avons pas seulement le moindre principe d’établissement ou de colonisation, pas le moindre sentiment des moyens pratiques de progresser. Qu’on ne parle pas du climat ; c’est là une excuse trop facile. La faute en est à notre incurable esprit de routine1 ». Il voyait aussi la colonisation comme un remède salvateur à la torpeur où était plongée la race canadienne française de son temps : « Nous étions autrefois un peuple fier, vigoureux, indomptable. Nous luttâmes un siècle contre la puissante Albion. Plus tard, vaincus, mais glorieux du passé, nous restâmes seuls, à l’écart, nourrissant l’âpre amour de la nationalité, grandissant et espérant. Mais depuis un quart de siècle, nous rapetissons et nous n’espérons plus »2.

Pour appuyer ses dires, il fit une comparaison avec les États-Unis, alors en pleine course de la Conquête de l’Ouest : « Voyez comment procèdent les Américains. Eux raisonnent le progrès ; ils ont un principe de colonisation régulièrement et partout également appliqué ; tout le sol des États et des Territoires est arpenté d’avance, symétriquement, d’après une même règle invariable. Dès qu’un certain nombre de pionniers vont s’établir dans un endroit, la première chose à laquelle ils pensent, avoir un chemin de fer pour répondre aux seuls besoins du moment3 ». Et Buies de conclure : « C’est là ce que j’appelle un principe de colonisation : faire des routes d’abord. Nous, nous procédons à l’inverse, et même, nous ne procédons pas du tout.4 »

Il est certain que le curé Labelle avait lu les écrits de Buies quand il demanda au solliciteur général du Québec, Joseph-Adolphe Chapleau, de ramasser des fonds pour construire un chemin de fer reliant Montréal et Saint-Jérôme. Ce tronçon fut inauguré le 9 octobre 1876, soit trois années avant la rencontre entre le curé Labelle et celui qui deviendra son secrétaire.

Les Pays d’En-Haut : une notion très ancienne

Le terme « Pays d’En-Haut » ne se limite pas aux Laurentides et encore moins à l’époque décrite par Claude-Henri Grignon. Dans les faits, ce terme est aussi vieux que la Nouvelle-France et comprenait la province de l’Ontario ainsi que les états américains du Minnesota, du Wisconsin, de l’Indiana, de l’Illinois, de New York, du Michigan, de l’Ohio et de la Pennsylvanie. Et comme les frontières n’étaient pas fixées, ce terme incluait également les territoires de l’Ouest canadien jusqu’aux Rocheuses. Bien avant Séraphin, c’est Étienne Brûlé qui fut le premier à s’y rendre en 1610-1612 sur les berges de la baie Georgienne, alors que le territoire était officiellement rattaché à la Nouvelle-France le 3 septembre 1670 par l’officier Simon-François Daumont de Saint-Lusson, alors mandaté par l’intendant Jean Talon. 

Est-ce par nostalgie d’une époque révolue, mais pas si lointaine que le curé Labelle imagina son plan de colonisation des terres du Nord? Cela n’est pas prouvé. Cependant, l’influence d’Arthur Buies dans ce domaine était éloquente et bien réelle. Anticlérical reconnu, Arthur Buies n’en demeura pas moins une sommité dans la description des régions visées par le ministère de la Colonisation. Rédacteur à la commission des Terres publiques, il fut remarqué par le curé Labelle par son ouvrage sur le Saguenay et l’invita à en écrire un second sur l’Outaouais supérieur. D’ailleurs, souffrant d’alcoolisme assez sévère, Arthur Buies aurait été remis sur la bonne voie par le curé Labelle qui l’obligea même à aller à la messe dominicale! Néanmoins, les deux hommes partageaient la même vision de la colonisation : le curé posséda le pouvoir politique (il sera nommé sous-commissaire en 1886 au département de l’Agriculture et de la Colonisation) et Buies celui de la vulgarisation géographique. Sous l’impulsion des deux hommes, la colonisation du Nord prit un nouvel essor. Cependant, si le rêve de coloniser le Nord et de rejoindre le Manitoba resta bien vivant dans les têtes de ces deux apôtres du Nord, il sera abandonné par la pauvreté des terres du Nord qui furent hostiles aux exploitations agricoles. 

Une oraison laïque 

Le curé Labelle mourut le 4 janvier 1891 à Québec, à l’âge de 57 ans. Il laissa dans le deuil bien plus qu’une communauté, mais tous les esprits éclairés de l’époque. Sa mort eut des répercussions en France ainsi qu’en Italie. Pour ne pas douter de l’amitié sincère qui existait entre le roi du Nord et Arthur Buies, laissons à ce dernier le dernier mot de cette chronique : « En un jour, en une heure, je perds le meilleur ami que j’aie eu en ce monde, un frère plus cher que si nous avions eu une même mère tous deux. Je perds celui dont, depuis dix ans, je suis le confident intime, un homme qui avait pour moi une affection profonde, cent fois mise à l’épreuve, qui m’avait adopté pour compléter son œuvre, qui s’ouvrait à moi dans le détail de tous ses grands projets, qui m’initiait à toutes ses conceptions, afin qu’à mon tour je vinsse les exposer au public et les faire valoir avec leur véritable physionomie, souvent défigurée par des esprits faux ou superficiels ; je perds un homme que j’ai rarement quitté sans en être l’objet de quelque bonté nouvelle, ou sans rester confondu, après des heures d’entretien, de la grandeur et de la largeur de son esprit. Je l’aimais avec toute mon âme, encore plus que je ne l’admirais, et aujourd’hui que mon esprit a retrouvé un peu de ce calme, qu’il lui eût été inutile de chercher dans les premiers jours, je sens sa perte plus que jamais irréparable et un vide affreux s’élargir sans cesse autour de moi, dans mon existence entière ».5

Références :

1.Chroniques I, Humeurs et caprices

2. La Lanterne, page 176.

3. Ibid

4. Chroniques I, Humeurs et caprices

5. Arthur Buies Au portique des Laurentides, 1891

Curé Antoine Labelle et Arthur Buies
Crédit : Histoires et Arhives Laurentides
Le curé Labelle et Arthur Buies – Fonds famille Pierre Simard et de Villemure, auteur Bélanger

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