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L’origine de notre devise nationale
Daniel Machabée – Elle est partout sur nos routes depuis 1978, cette devise nationale résumée en trois mots simples : Je me souviens. Mais à quoi exactement cette devise fait-elle référence ? Après l’adoption de celle-ci sur nos plaques d’immatriculation, un vox pop du journal Montreal Star révéla que les Montréalais avaient des interprétations très variées sur sa signification : la Conquête, l’élection du Parti québécois en 1976, le Rapport Durham.
En ne fournissant pas de documents officiels ni d’explications sur ce changement, le gouvernement québécois favorisa nettement l’ambiguïté autour de sa signification. Revenons à la fin du XIXe siècle pour la petite histoire.
L’auteur du Je me souviens
Tout commença discrètement en 1883. À cette époque, l’hôtel du Parlement à Québec était en pleine construction. Eugène-Étienne Taché, commissaire adjoint des terres de la Couronne et architecte du futur édifice, fit graver dans la pierre, sous les armoiries du Québec offertes par la reine Victoria en 1868 pour son entrée dans la fédération canadienne, la phrase Je me souviens. Au début des années 1960, lors de travaux de rénovation, on sculpta les armoiries du Québec adoptées par le gouvernement en décembre 1939 sous Adélard Godbout, accompagnées de la devise. Cette devise, employée officiellement par le gouvernement du Québec depuis la fin du XIXe siècle, était aussi utilisée sur la page-titre des lois du Québec et sur la page-titre de la Gazette officielle du Québec depuis le 12 août 1916. De nos jours, en fait depuis les années 1970, à l’image des armoiries qui ont été remplacées par un logo, la devise a été délaissée par des slogans gouvernementaux. Il fut un temps, pas si lointain, au milieu du XXe siècle, où les écoliers québécois terminaient le salut au drapeau par un vibrant : « Je me souviens ! »
Un long débat sur sa signification
Eugène-Étienne Taché ne semble pas avoir laissé de document mentionnant la signification explicite de la devise. Cependant, dans une lettre adressée à Siméon Le Sage, commissaire adjoint des Travaux publics le 9 avril 1883, il écrivait ce qu’il désirerait faire avec les 24 statues ornant la façade de l’édifice. Ainsi, il expliqua que son projet était de rappeler nos origines ainsi que notre ambivalence identitaire, déjà existante à l’aube de la fédération canadienne. Ses contemporains, dont l’historien Thomas Chapais et le fonctionnaire Ernest Gagnon, ne semblaient aucunement hésiter quant à la signification de la devise québécoise. Thomas Chapais, dans un discours prononcé lors du dévoilement d’une statue en l’honneur du duc de Lévis (descendant du maréchal Gaston de Lévis qui a guerroyé lors de la guerre de 1759) le 25 juin 1895, disait ceci : « La province de Québec a une devise dont elle est fière et qu’elle aime à graver au fronton de ses monuments et de ses palais. Cette devise n’a que trois mots : “Je me souviens” ; mais ces trois mots, dans leur simple laconisme, valent le plus éloquent discours. Oui, nous nous souvenons. Nous nous souvenons du passé et de ses leçons, du passé et de ses malheurs, du passé et de ses gloires1. » L’année suivante, Ernest Gagnon écrivait qu’elle « résume admirablement la raison d’être du Canada de Champlain et de Maisonneuve comme province distincte dans la Confédération2. » Enfin, en 1919, un autre historien, Pierre-Georges Roy, premier archiviste de la province du Québec, soulignait le caractère symbolique de la devise, lorsqu’il écrivit qu’elle dit « si éloquemment en trois mots, le passé comme le présent et le futur de la seule province française de la Confédération3. »
Une inspiration de nature folklorique ou historique ?
Certaines gens par le passé ont essayé de découvrir la provenance de l’inspiration de la devise. La première thèse, fort intéressante d’ailleurs, nous vient de l’ethnologue Conrad Laforte qui a suggéré qu’elle faisait peut-être référence à la chanson Un Canadien errant, écrite en 1842 par Antoine Gérin-Lajoie après la défaite des Patriotes et de l’imposition de l’Acte d’Union, et plus précisément à ce couplet-ci :
Si tu vois mon pays,
Mon pays malheureux,
Va, dis à mes amis
Que je me souviens d’eux
Notre devise serait-elle donc une ode à l’exil des Patriotes défaits ? Eugène-Étienne Taché était très jeune encore lors des Rébellions et rappelons que cet événement majeur de notre histoire a profondément marqué les esprits des contemporains. Il était aussi le fils d’un leader patriote régional et ancien premier ministre du Canada-Uni, Étienne-Paschal Taché. Il a donc peut-être voulu faire référence à ces événements importants de notre histoire, ou rendre hommage à son père. Pour l’écrivain André Duval, la réponse est plus simple encore. Selon lui, en pénétrant dans le vestibule de l’Hôtel du Parlement, en passant sous les armoiries du Québec, se trouvent les armes du marquis de Lorne, dont la devise était Ne obliviscaris (Gardez-vous d’oublier). La devise du Québec serait donc à la fois la traduction de la devise du marquis de Lorne et la réponse d’un Canadien français de Sa Majesté britannique à cette devise.
Chez les anglophones, ils en arrivèrent aux mêmes conclusions quant à son interprétation. Ainsi, dans la notice biographique sur Taché rédigée en 1934 par l’Association of Ontario Land Surveyors, on lisait ceci : « monsieur Taché est également l’auteur de la belle devise poétique et patriotique qui accompagne les armoiries officielles de la province de Québec – Je me souviens – dont le sens exact n’est peut-être pas parfaitement exprimé par des mots anglais, mais que l’on peut sans doute paraphraser en lui attribuant le sens suivant : “nous n’oublions pas, et n’oublierons jamais, notre origine, nos traditions et notre mémoire de tout le passé.” Enfin, l’historien américain Mason Wade fit le même constat en 1955 lorsqu’il affirma que “quand le Canadien-français dit : ‘Je me souviens’, il se rappelle non seulement l’époque de la Nouvelle-France, mais également le fait qu’il appartient à un peuple conquis4.”
Une controverse sur la devise dans les années 1970
Il n’y eut aucun débat public ou politique existant quant à l’origine ou à l’utilisation de cette devise et les contemporains de Taché ne se posaient pas de question tant elle était simple et le sens évident. Jusqu’aux années 1970, les interprétations demeurent constantes. Or, en 1978, sous la paternité conjointe des ministres Lise Payette et Denis Vaugeois, le gouvernement Lévesque remplaça sur les plaques d’immatriculation les mots La Belle Province par le Je me souviens. Il n’en fallait pas plus au Canada anglais d’y voir là une manipulation toute politique et en profita largement pour ridiculiser la nouvelle devise et diaboliser les péquistes. Dans une réponse à un article paru dans le Montreal Star, la petite-fille d’Eugène-Étienne Taché, madame Hélène Pâquet, affirma que la devise était incomplète et qu’elle était plutôt celle-ci : Je me souviens que, né sous le lys, je croîs sous la rose. Ce fut le point de départ d’une rumeur fort persistante que notre devise était incomplète !
Il est reconnu, aujourd’hui, que la deuxième partie est en réalité une seconde devise distincte créée également par Taché quelques années après la première et qui devait paraître sur un monument symbolisant la nation canadienne, monument qui n’a jamais vu le jour. Cette devise a par contre été utilisée par Taché sur les médailles conçues pour commémorer le tricentenaire de la ville de Québec en 1908. En effet, on pouvait y lire : “Née sous les lys, Dieu aidant, l’œuvre de Champlain a grandi sous les roses.”
La controverse relevant le côté revanchard de notre devise s’est étiolée avec le temps. De plus, les recherches des historiens contemporains, notamment Gaston Deschênes qui a longtemps travaillé à l’Assemblée nationale et aux éditions du Septentrion, ne mentionnent aucune source historique où la devise officielle posséderait plus de trois mots. Tout cela est un mythe fort intrigant, mais qui rappelle toute notre ambivalence nationale. D’ailleurs, il serait fort utile d’enseigner aux jeunes générations pourquoi nous devons nous souvenir de quelque chose d’aussi important que notre passé, nos origines et notre histoire.
1. Adresse du Cercle catholique de Québec à monsieur le marquis de Lévis et à monsieur le marquis de Nicolay in Chapais, Thomas. Discours et conférences Québec, Demers, 1897
2. Ernest Gagnon. « Notes sur la propriété de l’Hôtel du gouvernement à Québec », dans Rapport du Commissaire des Travaux publics pour l’année 1895-1896, Documents de la session, 1896.
3. Gaston Deschênes dans L’Encyclopédie de l’Agora.
4. Mason Wade, The French Canadians, 1760-1945, Toronto, 1955.