- L’arbre dit à la rivière - 22 novembre 2024
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Une histoire de Guy Brousseau
Je marche le long d’une allée bordée de fleurs magnifiques et odorantes. Pas d’un parfum « cheap » qu’on sent dans les ascenseurs, mais plus délicat. La lumière est éclatante, mais pas aveuglante. Je sens à peine le battement de mes pieds sur le sol feutré, mais ferme. J’avance, béat, sans trop me poser de question.
J’arrive enfin à un immense portail métallique cadenassé. Je l’agrippe vivement de mes deux mains et le secoue pour qu’on me laisse entrer. La température du métal doré me surprend. Je l’aurais cru froid, mais il était plutôt tempéré, presque chaud. Je fais un pas en arrière pour prendre la pleine mesure de cet endroit mystérieux. Il n’y a rien. Rien que le sol transparent, les fleurs et ce maudit portail qui m’empêche de poursuivre mon chemin.
Je cherchais encore à comprendre ce que je faisais là quand une toute petite voix, sortie de nulle part, m’apostropha.
- Hum! Hum! M. DesRuisseaux? Kevin DesRuisseaux?
- Oui.
J’ai peut-être répondu un peu trop rapidement, ma voix était montée de deux tons. Mon interlocutrice me fit savoir par un petit ricanement timide qu’elle avait compris ma surprise.
- Veuillez laisser vos effets personnels sur la table à l’entrée et suivez-moi.
- De quels effets personnels parlez-vous?
Je n’avais aucun bagage effectivement et instinctivement portai les mains à mon torse et mes pantalons pour vérifier que je n’avais rien sur moi. Je sentis un objet dur dans la poche arrière droite de mon pantalon. Je plongeai ma main à l’intérieur et en sortis un téléphone que je déposai sur la table telle qu’on me l’avait demandé et approchai en me demandant ce que je faisais avec ce téléphone.
- Euh! Excusez-moi! Où sommes-nous exactement?
- Exactement?
- Bien oui, je veux dire qu’est-ce que je fais ici ?
- Je ne suis pas autorisée à répondre à cette question. Par contre, dites-vous que vous êtes mieux ici qu’à l’autre place…
L’autre place? Mais de quoi voulait-elle parler? Nous avons marché pendant quelque temps, je ne saurais dire combien, je n’avais aucun repère pour m’aider à le déterminer. Au bout d’un moment qui me parut une éternité, elle s’arrêta et se tourna vers moi. Il y avait encore cette musique dont je ne parvenais pas à savoir si elle jouait dans ma tête ou si elle venait de l’extérieur.
- « Attendez ici. » se contenta-t-elle de dire et elle prit congé de moi.
Je restai planté là comme un idiot au milieu de nulle part, attendant je ne sais quoi ou qui. Un brouillard se leva. Il y eut d’abord quelques volutes subtiles, puis sa densité augmenta graduellement jusqu’à devenir une véritable purée de pois voilant la lumière. C’est à ce moment digne d’un suspense d’Alfred Hitchcock qu’une main sortit de la brume et m’agrippa fermement le bras.
- « Au suivant! », cria une voix grave et autoritaire en me tirant de force vers elle.
Je me retrouvai soudain assis sur un court banc de bois et je sentais mes fesses comme si elles y avaient été collées à la « crazy glue ». Je voulus prendre la parole, mais j’étais saisi de paralysie. Je sentis une angoisse naissante monter dans ma gorge nouée. Je pouvais à peine bouger la tête, mais ce fut suffisant pour apercevoir ce grand gaillard vêtu d’une longue toge blanche s’approchant en volant, littéralement, vers moi. Il s’arrêta à quelques pieds de moi et me fixa de ses grands yeux bleus. Il avait le regard doux, ce qui m’apaisa immédiatement. Il ne prononça pas un mot, mais je compris tout.
- Vous êtes aux portes du Paradis, Kevin. Nous allons suivre le rituel et repasser votre vie en perspective pour déterminer si vous y serez admis ou si vous finirez votre existence ailleurs… enfin, vous savez, l’autre place.
Je ne pourrais pas le jurer, mais il me sembla qu’il eut un petit rictus sur ces derniers mots. Mes paupières se refermèrent d’elles-mêmes et mon esprit émergea de mon corps et virevolta tout autour des témoins regroupés autour de moi. Le compte à rebours débuta.
Il y eut d’abord ce grand tunnel de lumière qui m’avait guidé jusqu’ici, précédé d’une courte période de noirceur. Une lueur blafarde se révéla. Je ne respirais plus, ce qui était normal dans l’eau. Je réalise que je n’ai aucune chance d’échapper à la mort. Je me vois me débattant pour fuir une voiture engloutie. Les bulles d’air voyagent dans le liquide et me remplissent les poumons pendant que la voiture remonte vers la surface. Je tente de détacher ma ceinture de sécurité, mais mes doigts sont trop engourdis par la froideur de l’eau. La voiture remonte à la surface et l’eau évacue rapidement l’habitacle pendant que je prends un grand respire avant de caler. La température de l’eau me cause un choc thermique et me réveille. Sous le choc de l’impact, je m’évanouis. Les coussins gonflables ne se déploient pas, car la voiture percute l’eau par son plancher. Puis c’est la remontée de la rivière vers le tablier du pont. Je crie : « Noooon! » en décroisant les bras devant la figure. La voiture rembarque sur le pont, recule derrière les rambardes qui se recollent. Je lâche la pédale de frein et la voiture accélère à reculons effaçant les traces des roues là derrière. Je parcours une courte distance avant qu’un corps roule du toit à mon capot, puis en glisse devant pendant que mon pare-brise défoncé se reconstitue. Les traces de sang revenant à son propriétaire qui se tient maintenant devant mon bolide et me fixe avec des yeux de chevreuil devant des phares allumés. Le sentiment de panique me quitte pendant que je penche la tête. Je lis « Moi aussi », puis je tape « Je t’aime ». Le lis encore « À tout de suite, mon amour ». Un piéton traverse le pont en courant, il ne m’a pas vu, ni entendu, je conduis une voiture électrique. Les essuie-glaces effectuent un balayage rapide du pare-brise pour tasser la fine couche de neige qui s’y est déposée. Je tape « Je suis là dans 5 minutes », puis je relève la tête rapidement pour m’assurer qu’il n’y a personne sur la route avant de replonger sur mon texte. Je replace mon téléphone dans ma poche arrière. Je continue de reculer à assez grande vitesse, j’ai hâte de rentrer chez moi. J’arrive à mon bureau et reste un moment à écouter la musique. J’éteins la radio qui joue « Le Ketchup song » et je ferme le contact.
Le reste de ma vie continue ainsi à reculons décrivant au fil des années mon parcours passant par mes emplois, mes voyages, la naissance de mes enfants, ma première maison, mon mariage, ma graduation, mes études, ma jeunesse, ma naissance et ma conception. Ensuite c’est le néant et malgré l’obscurité totale, tout me parait maintenant d’une telle limpidité et d’une simplicité déconcertante. J’ai mené une vie exemplaire et parfaite, mais j’ai texté au volant et j’ai tué quelqu’un; je vais en enfer, c’est certain!
Mon cerveau redevient embrumé et la tête me tourne et tourne encore davantage. Je suis pris de vertiges et finis par m’évanouir. Lorsque je me réveille dans ma voiture, la chanson « ketchup song » joue à la radio. Une petite pellicule de neige a commencé à recouvrir les vitres. Je me souviens clairement de mon expérience. Je sors mon téléphone de ma poche et le place dans la boîte à gants. J’esquisse un sourire tout en prenant la route. C’est ça le paradis!
texte de Guy Brousseau