Chronique Mots et mœurs

Gleason Théberge
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Partager, initier

Gleason Théberge – Certains mots ne créent pas de dérivés. Trop particulier, fauteuil n’a ainsi donné naissance ni à fauteuiller (transformer en fauteuil?) ni à fauteuillien (concernant un fauteuil?); alors que table a dérivé en tablette, tablier, tabulaire ou attabler… Et même s’il passe d’une réalité matérielle à une signification abstraite, la mémoire du mot continue de relier ses dérivés à son sens concret. La main (avec ses cinq doigts) a conduit, par exemple, à main-tenant (au moment où l’on se tient la main), qui est devenu abstrait avec le maintenant qui décrit simplement la simultanéité de l’instant.

C’est d’ailleurs aussi le cas de cette action de partager qui, à l’origine, indique le geste concret de séparer quelque chose, en faire des parts, pour éventuellement les attribuer à d’autres (répartir). Il y a dans ce partage l’idée d’une participation qui maintient à la fois la référence à la totalité initiale et à sa division. Une partie de tennis est une occasion parmi d’autres de rivaliser d’adresse pendant un temps limité; dans un triage, on peut mettre à part certains objets : chaque fois, c’est par rapport à un ensemble que le partage est accompli.

Cette dimension concrète déteint sur l’usage abstrait du verbe partager, où l’on peut offrir en partage un bien, un lieu, un appartement : chacun y trouve alors sa part; on peut aussi répartir son temps entre plusieurs activités; mais ces formes s’opposent toutes au fait de faire connaître quelque chose à quelqu’un, comme l’accepte l’expression faire part (annoncer quelque chose à quelqu’un), avec laquelle certains confondent le verbe partager, qui est plutôt associé à l’expression prendre part.

Bien sûr, on peut prendre part à un événement avec d’autres, partager un point de vue, mais personne ne peut partager une émotion ou un secret à un ami : on ne peut que la lui confier ou lui en faire part, car on ne le partage avec lui que si on y a tous deux pris part. On peut ainsi se souvenir avec quelqu’un de beaux moments partagés pendant son enfance, partager avec lui l’émotion d’un proche affligé ou promettre de partager concrètement avec quelqu’un les frais d’un voyage; mais il y a dans ce partage une dimension accomplie qui s’oppose à l’action de faire savoir quelque chose qu’un autre ignorait. Quand on partage une émotion avec quelqu’un c’est qu’on la vit, ou qu’on l’a vécue ensemble. On ne partage ainsi rien à personne, mais toujours quelque chose avec quelqu’un.

Son contraire pourrait être le fait d’initier, qui comporte toujours la transmission d’un savoir et qu’on entend, hélas!, de plus en plus selon le sens anglais d’entreprendre (to initiate). Or, on peut initier quelqu’un mais pas quelque chose. Et si faire preuve d’initiative suppose d’entreprendre (inventer), c’est par symétrie avec le fait de s’initier soi-même, de commencer un parcours de familiarisation dans un domaine jusque-là inconnu.

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