Le triomphe de l’injustice fiscale municipale1

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L’impact du nouveau rôle d’évaluation foncière à Sainte-Anne-des-Lacs

Henri Beauregard – Baisser les taxes foncières des plus nantis et augmenter celles des autres. Voilà l’une des conséquences du nouveau rôle d’évaluation foncière utilisé pour le budget de 2024 de la municipalité de Sainte-Anne-des-Lacs. Le shérif de Nottingham aurait été heureux de rencontrer un tel Robin des Bois inversé.

Le rôle d’évaluation foncière et les taxes foncières 

Au Québec, les Municipalités ont la responsabilité de confectionner un rôle d’évaluation foncière établissant les valeurs des immeubles sur leur territoire. Dans les faits, ce sont les Municipalités régionales de comté (MRC) qui les produisent, en conformité avec la législation provinciale en vigueur, et les transmettent aux Municipalités concernées.

Ledit rôle indique la valeur de chaque immeuble sur la base de sa valeur réelle, c’est à-dire de sa valeur d’échange sur un marché concurrentiel lors d’une vente effectuée librement, à une date de référence.

Le rôle est triennal et les valeurs qui y sont inscrites servent de base d’imposition. Dans le cas du rôle d’une petite municipalité, on peut le reconduire pour une période de trois ans. À Sainte-Anne-des-Lacs il n’avait pas été révisé depuis six ans.

Le nouveau rôle foncier de 2022

Le nouveau rôle foncier est basé sur la valeur marchande des immeubles à l’été 2022. Ainsi le budget municipal de 2023 avait été établi à partir du rôle de 2016 et celui de 2024, à partir du rôle de 2022.

Même sans aucune amélioration aux résidences, il n’est pas surprenant qu’après cette longue période de temps, les variations de la valeur foncière soient élevées. D’autant plus que la demande a été particulièrement forte à l’été 2022, pandémie oblige. Entre 2016 et 2022, la valeur des propriétés dans notre municipalité a en moyenne doublé, ce qui représente une hausse d’environ 100  %. 

Impact du nouveau rôle sur les taxes

Si la plupart d’entre nous, simples contribuables, tentons d’ajuster nors dépenses à nos revenus, le conseil municipal a fonctionné autrement. Il a d’abord établi une hausse des dépenses de l’ordre de 8 % et ensuite estimé le niveau des taxes foncières nécessaires pour équilibrer le budget. La loi oblige les Municipalités à équilibrer leurs budgets ou, à tout le moins, à ce que les revenus prévus soient au moins égaux aux dépenses projetées.

À cette fin, le nouveau taux de taxation a été réduit2 de 40 %, mais est appliqué à une valeur foncière plus élevée. Il s’agit d’un seul taux, appliqué à toutes les résidences, un taux variable n’étant pas permis. L’impact de ce nouveau taux n’est toutefois pas uniforme. Il varie en fonction de la hausse de la valeur foncière des propriétés. 

Ainsi, certains ont vu la valeur de leur résidence augmenter de 50 %, d’autres de 70 % ou encore de 100 % ou plus, et ce, en fonction principalement de l’effervescence du marché immobilier.

Ainsi, comme le montre le tableau 1, lorsque la hausse de la valeur foncière d’une résidence est inférieure à 70 %, les taxes foncières diminuent. Lorsque la valeur foncière double, les taxes augmentent d’environ 18 %. Enfin, lorsque la valeur foncière augmente de 120 %, les taxes augmentent d’environ 30 %.

Le financement des dépenses, en hausse de 8 % dans le budget de 2024, est donc inégalement réparti entre les citoyennes et citoyens de Sainte-Anne-des-Lacs.

Quelques exemples significatifs

Ainsi, une résidence d’environ 1,3 million de dollars dans l’ancien rôle (2016) voit sa valeur foncière augmenter de près de 520 000 $ avec le nouveau rôle (2022), et se retrouve évaluée à environ 1,8 M $. Les heureux propriétaires verront alors leurs comptes de taxes foncières diminuer de 1685 $ (tableau 3, résidence A).

Deux résidences – les résidences B et C du tableau 1 – subissent sensiblement la même hausse de taxes foncières, soit 236 $ et 247 $. Mais l’augmentation de la valeur foncière de la résidence B est de 177 500 $ et celle de la résidence C de 986 300 $, soit 4,5 fois plus.

Les plus faibles variations de la valeur foncière

On peut se demander quels types de propriétés ont connu les plus faibles augmentations de leurs valeurs foncières.

Sur un marché, deux forces sont en présence. D’une part, le prix d’un bien agit comme un mécanisme de rationnement, et plus il est élevé, moins il y aura d’acheteurs. D’autre part, dans certains cas, le nombre de vendeurs est limité. Or, les propriétés riveraines des grands lacs dans notre municipalité sont généralement de grande valeur et peu d’entre elles sont mises en vente, les propriétaires voulant les conserver pour eux ou leurs héritiers. Ainsi, elles ont connu une plus faible activité immobilière et, en conséquence, une plus faible variation de leurs valeurs foncières, ce qui a conduit à une baisse de leurs taxes foncières. Mentionnons que d’autres résidences de haut de gamme peuvent aussi avoir connu une plus faible activité commerciale. 

Par exemple, les propriétés riveraines des lacs Ouimet et Marois ont dans leur très vaste majorité (91 %) connu des baisses de taxes foncières (tableau 2).

J’ai abordé cette question avec un éminent juriste en droit municipal en lui soulignant que la quasi-totalité des riverains de l’un des deux lacs mentionnés bénéficiaient d’une baisse des taxes. Selon lui, une telle baisse est tout à fait acceptable, puisque ces propriétaires payaient déjà des sommes substantielles en taxes foncières. Je vois les choses autrement.

Égalité et équité, deux choses différentes

Selon moi, une égalité – un seul taux d’imposition de taxes foncières pour tous – ne conduit pas à l’équité, soit une répartition proportionnelle de la hausse de 8 % des taxes foncières entre toutes les résidences du territoire. Comme je l’ai affirmé en introduction, cette inégale répartition de la hausse des taxes foncières constitue à mes yeux une injustice fiscale.

Certains ont associé la forte hausse de leurs taxes foncières au fait que la Municipalité a majoré ses dépenses de 677 000 $ dans son budget de 2024, une augmentation de 8 % par rapport à l’année précédente. Or, il s’avère que même si le niveau des dépenses en 2024 était demeuré égal à celui de 2023, il y aurait eu tout de même une hausse des taxes pour un grand nombre de propriétés, et ce, sans effacer la répartition inégale des variations de taxes foncières.

Par exemple, les résidences dont la valeur foncière a augmenté de 100 %, soit un doublement de leur valeur, voient leurs taxes foncières augmenter de près de 18 % en 2024. S’il y avait eu un gel des dépenses, la hausse aurait été d’environ 9 %. 

C’est environ moins de la moitié, j’en conviens, mais certaines propriétés continueraient à bénéficier d’une baisse des taxes tandis que d’autres auraient une hausse, mais un peu moins salée.

Que faire ? 

La physique classique décrit à l’aide de principes et de lois le fonctionnement de la nature qui nous entoure. Ainsi, la loi de la gravitation universelle explique la force d’attraction entre deux corps massifs, tels que la Terre et la Lune. L’humain ne peut changer cette loi naturelle. Il en va tout autrement avec les lois… fiscales, crées par le législateur, qui peuvent être réformées.

Selon moi, il faudrait permettre aux Municipalités de lever un impôt foncier progressif, comme cela est permis pour les droits de mutation. Par exemple, une première tranche de moins de 500 000 $ d’évaluation serait imposée à un certain taux, une deuxième tranche à un taux plus élevé et une valeur supérieure à 1 million de dollars à un troisième taux. Ainsi, on aurait pu établir des taux de taxation qui auraient fait en sorte que la hausse de 8 % soit équivalente pour l’ensemble des résidences. 

L’enjeu d’une telle réforme dépasse le cadre de notre Municipalité et se situe plutôt au niveau de la MRC, voire du gouvernement provincial. Encore faudrait-il que la véracité de cette problématique soit admise par le conseil municipal et que des actions soient mises en place pour y remédier.

1. Titre inspiré de l’ouvrage de SAEZ, Emmanuel et Gabriel ZUCMAN (2020). Le triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fiscale et démocratie, Seuil.

2. Ainsi, pour chaque 100 $ d’évaluation foncière, la taxe a diminué de 0,7475 $ à 0,4403 $, soit une baisse de 41,1 %.

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