- L’élection étonnante de 1976 - 22 novembre 2024
- 30 octobre 1940 - 18 octobre 2024
- Le samedi de la matraque - 18 octobre 2024
L’Américain qui prêcha l’indépendance du Québec
Daniel Machabée – La question nationale est une vieille rhétorique pas mal plus âgée que l’on pense. Après la Conquête, les efforts des Patriotes de faire du Bas-Canada une République furent noyés dans le sang d’une lutte armée inégale. L’Acte d’Union de 1840 qui fusionne les deux Canada en une seule province afin de mettre en minorité ces francophones « sans culture et sans histoire » afin qu’ils s’assimilassent de façon permanente au monde britannique, ne plut qu’aux représentants du Haut-Canada qui virent ainsi leurs dettes, causées par le creusement des canaux de navigation, épongés par le Québec1.
L’acte de l’Amérique du Nord britannique de 1867 donna naissance à la fédération canadienne où chacune des quatre provinces fondatrices obtint un semblant d’autonomie en ayant certains pouvoirs législatifs. Mais pour le Québec, entré dans la fédération par un vote serré, corrompu par l’intimidation et la manipulation des torys, le désenchantement fut presque instantané. En effet, bien que la fédération fût fondée sur le principe des deux peuples fondateurs, jamais les anglophones n’émirent le désir de respecter cette égalité. Dans les années qui suivirent, de nombreuses lois abrogeant le français dans les écoles et la vie publique furent votées, démontrant que l’esprit du Rapport Durham était toujours d’actualité et que de nombreux gouvernements orangistes et assimilateurs n’hésitaient pas à mettre en pratique ses recommandations avec vigueur et une détermination farouche.
Un nationaliste québécois de la fin du XIXe siècle
C’est dans cet esprit que de nombreux intellectuels québécois, des journalistes et quelques hommes politiques, notamment Honoré Mercier, travaillèrent avec acharnement afin de consolider l’autonomie québécoise ou de sortir le Québec du pacte fédératif. La pendaison de Louis Riel en 1885 eut d’énormes répercussions au Québec pendant longtemps2 et apporta de solides arguments pour ceux qui voulaient quitter la fédération. Un de ceux-là s’appelait Jules-Paul Tardivel et il était américain.
Né en 1851 à Covington dans le Kentucky d’un père français et d’une mère anglaise, le jeune Tardivel fut envoyé avec sa sœur Anna à Mount Vernon, en Ohio, chez une tante maternelle à la mort de sa mère, où il reçut l’éducation de son oncle, alors curé de Mount Vernon. Celui-ci reçut un jour la visite de prêtres canadiens-français qui le persuadèrent d’envoyer le jeune Tardivel faire ses études en français au séminaire de Saint-Hyacinthe. Brillant élève, parlant très peu le français, il fit ses études en quatre ans au lieu des huit habituelles. Ultramontain zélé, il fut très actif dans le Cercle catholique de Québec. Il alla même en Europe combattre avec les zouaves pontificaux les troupes sardes qui voulaient s’emparer de Rome. Son admiration pour le pontife se conclut par la publication d’une biographie du pape Pie IX à sa mort en 1878.
Un journaliste très influent
Revenu aux États-Unis en 1872 en pleine période de Reconstruction nationale après la guerre civile, Jules-Paul Tardivel n’y trouva pas d’attachement affectif et revint au Québec : « Mon séjour de quatre ans au collège de Saint-Hyacinthe et mes vacances passées dans la province de Québec, avaient suffi, mon sang français aidant, pour me franciser complètement le caractère. J’étais dépaysé aux États-Unis; j’avais la nostalgie; et au bout de six mois, en janvier 1873, n’y tenant plus, je revins au Canada pour ne plus le quitter.3 »
En 1873, il fut engagé au Courrier de Saint-Hyacinthe, puis à la Minerve en septembre de la même année, journaux alors très conservateurs. En 1874, il déménagea à Québec où il entra au Canadien. Dès 1875, ses écrits se démarquèrent par la défense du nationalisme canadien-français, du catholicisme et de la promotion de la langue française. D’ailleurs, il publia en 1880, L’anglicisme, voilà l’ennemi, où il tira de toute sa verve sur les anglicismes dénaturant la langue française. En 1881, il rencontra le père oblat Pierre-Zacharie Lacasse, apôtre de la colonisation comme le fut le curé Labelle, et celui-ci le persuada de fonder son propre journal indépendant afin d’être davantage libre dans ses écrits. Ainsi, en juillet 1881, parut le premier numéro de l’hebdomadaire La Vérité afin « de souffler sur l’étincelle du patriotisme canadien-français » qui perdura pendant 40 ans et influença plus tard la fondation du Devoir, du Droit d’Ottawa et L’Action catholique.
Le journaliste à la dent acérée
Tardivel ne se fit pas trop d’amis dans ses années d’activité. Il fut souvent en conflit avec le cardinal Taschereau et son successeur, le cardinal Bégin, qui le trouvèrent trop indocile dans une société où l’Église contrôlait à peu près tout. Il dénonça sans trêve Honoré Beaugrand, le maire de Montréal, qui était foncièrement anticlérical. Il fustigea les libéraux et plus précisément Wilfrid Laurier d’être les fossoyeurs de l’identité canadienne-française et les accusa d’avoir laissé tomber les francophones de l’Ouest canadien dans l’affaire du Règlement Laurier-Greenway de 1896 qui abolissait le français dans les écoles du Manitoba. Il se brouilla avec Mgr Laflèche lors de l’affaire Riel, car celui-ci, chef des évêques ultramontains, resta fidèle au gouvernement de Macdonald. Même Honoré Mercier, excédé de ses incessantes attaques contre son gouvernement, tenta de fermer La Vérité ! En 1904, il eut une spectaculaire polémique avec le célèbre Henri Bourassa sur la notion de patrie : Un Canada bilingue et autonome de l’Angleterre pour Bourassa; un État français et catholique pour Tardivel. Un peu comme le curé Labelle, mais pour d’autres raisons, il dénonça le mirage américain où près d’un million de Québécois immigrèrent en Nouvelle-Angleterre à partir de 1870.
Pour la patrie
L’affaire Riel démontra le profond acharnement des gouvernements provinciaux à angliciser le Canada et l’impuissance du Québec devant le sort des francophones dans les territoires extérieurs de sa juridiction. Pendant dix ans, Tardivel peaufina sa pensée nationaliste qui aboutît sans surprise alors à l’indépendance du Québec autant pour des raisons religieuses que de survie nationale. Sa pensée, bien expliquée dans Pour la patrie, fut un plaidoyer pour la séparation du Québec. Selon lui, la solution résida dans la fondation d’un état canadien-français et catholique : « Depuis ma tendre enfance, mon patriotisme m’a fortement incliné à désirer une patrie à chérir. Mon âme de poète se serait bien accommodée d’une Nouvelle-France ou d’une Laurentie; à l’une comme à l’autre, toute ma vie, mon entier dévouement aura été sans repos.4 »
Le territoire de son projet dépassa nos frontières. Il écrivit le 13 novembre 1897 dans La Vérité : « Nous voudrions voir le Canada français retourner à la condition où il était avant la néfaste union de 1840 : colonie anglaise, mais indépendante et complètement séparée du Canada anglais […]. Cette œuvre, c’est la fondation d’une Nouvelle-France, c’est la constitution d’une nation néo-française en Amérique, […] d’un état canadien-français et catholique […]. Nous ne menaçons personne; nous demandons seulement l’existence nationale. » Ainsi, son projet englobait tous les endroits où les francophones étaient majoritaires, à savoir le Québec, une partie de l’Ontario, du Nouveau-Brunswick et une partie de la Nouvelle-Angleterre. Il n’incluait pas les francophones de l’Ouest, car il les savait condamnés à disparaître culturellement et linguistiquement.
L’héritage de Tardivel
Tardivel est considéré comme la figure dominante du nationalisme canadien-français de la seconde moitié du XIXe siècle et l’un des grands journalistes québécois. Il se retrouve aux côtés d’illustres nationalistes tels que Henri Bourassa et Lionel Groulx qui suivirent ses sillons. Certains le considèrent comme le père du séparatisme québécois. L’influence qu’il eut à son époque est énorme et inspira plus tard le député Francoeur qui appela la séparation du Québec en 1917 à la suite de la crise de la Conscription. Sa pensée religieuse, fortement attachée au conservatisme, resta présente au Québec jusqu’aux années 1960. Tardivel fut naturalisé Canadien le 21 janvier 1896. C’est probablement l’Américain qui eut le plus d’influence sur notre société. Enfin, « cet Américain de naissance suscitera la fierté nationale parmi des générations de jeunes de sa patrie d’adoption. Pour lui, religion et nationalité restent profondément liées. En cimentant ces deux forces, il a favorisé la survivance de la culture canadienne-française tout en contribuant au renforcement du catholicisme. Oubliant ses outrances et ses limites, la postérité a surtout retenu de lui l’image du pionnier d’une presse libre à l’endroit des partis politiques et toute adonnée à la défense et à l’illustration d’une nation catholique canadienne-française en terre nord-américaine5. »
- À ce jour le Québec attend toujours que justice soit faite sur ce scandale.
- Voir chronique sur Honoré Mercier
- La Vérité, 16 avril 1898.
- Cité dans son livre La cité sur la montagne.
- Pierre Savard, Dictionnaire bibliographique du Canada.