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Quand les lumières viennent du Sud plutôt que de l’Est
Daniel Machabée – Depuis 1774, les Treize colonies sont en rébellion ouverte avec leur métropole, à cause des taxes et des lois intolérables imposées par Londres à ses colonies. On s’imagine sans peine la scène du 14 juillet 1789 à Versailles, quand le valet de chambre vint réveiller le roi Louis XVI par ses paroles : « Sire, la Bastille est tombée. C’est une révolte, répondit le roi ? Non, Sire, c’est une révolution. »
Les mêmes paroles, avec quelques variantes, peuvent s’appliquer avec la Révolution américaine. La dernière loi intolérable en date : l’Acte de Québec de 1774 qui redonnait à la Province of Quebec ses anciens territoires de l’Ohio et des Grands Lacs, au grand mécontentement des colons anglais qui convoitaient ces territoires depuis des décennies. C’était la goutte qui fit déborder le vase des esprits belliqueux et dissidents. À Philadelphie, ville de l’amour fraternel, les délégués des colonies s’apprêtèrent à se réunir en congrès en septembre 1774. Une lettre fut adressée à la population francophone afin de les inviter au Congrès. Mais l’Église et les seigneurs, satisfaits de leurs droits et prérogatives reconnus par l’Acte de Québec, ne prirent même pas la peine de répondre.
En prévision du second Congrès continental fixé au 10 mai 1775, les délégués invitèrent de nouveau les francophones à venir siéger afin de fixer une alliance pour bouter l’ennemi commun hors d’Amérique : l’Angleterre. N’ayant pas reçu de réponse de leurs voisins du Nord, le Congrès décida d’envahir la Province of Quebec par la force. C’est ainsi qu’une armée américaine vint facilement occuper Montréal en novembre 1775 et fit le siège de Québec après sa tentative échouée de conquérir la ville le 31 décembre 1775.
Devant l’impasse de la situation, le Congrès décida d’envoyer trois émissaires à Montréal afin d’inciter les Canadiens à participer à la rébellion des Treize colonies. Voici ce que le Congrès proposait aux Canadiens pour les inciter à les rejoindre : plein exercice de leur religion, possession garantie des propriétés, le droit d’établir leurs propres lois, une représentation au Congrès, l’établissement de la liberté de presse et un pacte de défense mutuelle.
Ainsi, devant les glaces fondantes du fleuve Saint-Laurent, le gouverneur de la ville occupée, Benedict Arnold, accueillit le 29 avril 1776, au Château Ramezay, trois diplomates américains : Samuel Chase, Charles Caroll of Carollton et Benjamin Franklin. Ce dernier, personnage illustre de la révolution américaine, en était à son second passage dans la Province of Quebec. En effet, il vint en 1763 après la Conquête afin de connecter Montréal au réseau des postes coloniales britanniques.
Des représentants francophiles
Le choix des représentants par le Congrès ne fut pas anodin. Benjamin Franklin était déjà un illustre personnage ayant séjourné en France. Non seulement il parlait français, mais il s’agissait surtout du personnage représentant le mieux l’incarnation des idéaux politiques du Congrès. Sa seule présence témoignait de l’extrême importance que le Congrès mit dans cette mission. Les deux autres membres furent choisis par leur connaissance de la langue française, mais également avec leur familiarité de la religion catholique. Le 29 avril 1776, donc, cette délégation arriva à Montréal et fut accueillie au Château Ramezay par des salves de coups de canon. Dans son journal, Charles Carroll relata l’accueil ainsi : « Lors de notre débarquement, nous avons été accueillis par le général Arnold de la manière la plus courtoise et amicale, et conduits aux quartiers généraux où s’était assemblée une société de femmes et de gentilshommes de distinction. Comme nous allions de notre lieu de débarquement vers la maison du général, le canon de la citadelle a tonné en notre honneur en tant que commissaires du Congrès. » Ils furent hébergés chez Thomas Walker, un des plus ardents partisans de la cause des rebelles américains.
La mission de Benjamin Franklin
Avec l’occupation de Montréal par les troupes continentales, il ne resta aux Britanniques que la ville de Québec en leur possession en Amérique du Nord. En fait, la Province of Quebec était libérée de la présence des Britanniques. N’eût été l’acharnement de Guy Carleton à attendre les secours devant arriver au printemps, au lieu de capituler, l’histoire du Québec aurait certes été très différente; au lieu de fleurs de lys, on aurait certainement des étoiles sur notre drapeau ! Cette colonie était évidemment la seule peuplée de francophones, mais également la seule à ne pas avoir de Chambre d’assemblée. La mission de Benjamin Franklin, alors vieillard de 70 ans, fut donc de préparer des élections de façon à permettre la création d’un parlement qui pourrait faciliter l’adhésion de cette colonie de descendants français au nouveau projet d’union des Treize colonies.
Franklin demeura à Montréal jusqu’au 11 mai 1776. À cette date, une flotte de mercenaires anglais arriva à Québec, libérant le siège de la ville et forçant les continentaux à se retirer de la Province. Ce fut une grande déception pour ces émissaires qui voulaient amener la démocratie dans la vallée du Saint-Laurent. En quittant Montréal, Franklin aurait déclaré : « Il eût été plus facile d’acheter le Canada que de rallier les Canadiens à notre juste cause ! »
Un dissident clérical pour la cause des rebelles
La mission des continentaux fut assez difficile puisqu’ils devaient combattre à la fois la tiédeur des seigneurs francophones et le refus de l’Église catholique de s’engager dans la voie de la sédition. Cependant, tous n’étaient pas solidaires des mandements de monseigneur Briand. Un prêtre jésuite, le père Pierre-René Floquet, s’engagea à épouser la cause des insurgés américains. En échange, les occupants restituèrent sa résidence qui fut réquisitionnée pour usage militaire. Charles Carroll fut accompagné à Montréal par son cousin John Carroll qui était aussi un jésuite et futur archevêque de Baltimore. Ce dernier rencontra le père Floquet qui s’avança beaucoup dans la cause des rebelles. Furieux, monseigneur Briand lui interdit son ministère s’il ne se présentait pas devant lui, à Québec, pour s’amender et rentrer dans le rang. Dans une lettre du datée du 27 avril 1777 au jésuite Meurin, missionnaire au pays des Illinois, l’évêque de Québec justifia ainsi sa décision : « Le P. Floquet s’est bien mal conduit; il a été interdit six mois pour son entêtement […] Il ne croit pas avoir eu tort et le dit quand il ne craint pas ses auditeurs.1 » Le père Floquet se présenta à l’évêché après le départ de l’armée continentale et il put poursuivre son ministère.
L’héritage québécois de Benjamin Franklin
Le passage de Benjamin Franklin dans nos frontières n’aura pas été en vain. En effet, comme un écho extraordinaire de son invention du paratonnerre, il canalisa le germe des idées parlementaires en amenant avec lui le début de l’imprimerie au Québec, première étincelle des Lumières qui éclairaient depuis quelque temps l’Ancien Monde et qui allaient le précipiter dans les bouleversements révolutionnaires salvateurs. Un dénommé Fleury Mesplet, qui accompagna les commissaires, demeura à Montréal après leur départ. Il fonda en 1778 le premier journal de la ville de Montréal, La Gazette littéraire qui combattit pour la liberté d’expression. Ainsi, les idées démocratiques apportées par Franklin eurent leur premier aboutissement par la publication de L’appel de la justice de l’État en 1784 par Pierre du Calvet, qui réclamait alors une Chambre d’assemblée.
Un an plus tard, Fleury Mesplet, dont la maison existe encore de nos jours à l’angle des rues Saint-Sulpice et Saint-Paul, fonda un second journal qui fera date : La Gazette de Montréal, où il poursuivit le même combat. D’ailleurs, ce fut lui, natif de Marseille, qui imprima la lettre adressée aux Canadiens en 1774.
Si le projet de l’armée continentale de rallier les Canadiens à leur cause fut un échec, surtout avec les cas de brutalité et les exactions de certains soldats sur la population de Montréal qui perçut dès ce moment l’armée comme une armée d’occupation ennemie et non de libération, il n’en reste pas moins que l’idée apportée par la délégation de Benjamin Franklin d’une Chambre d’assemblée fit son chemin chez nous. Poussée par l’arrivée des Loyalistes après 1783 et demandée par la nouvelle bourgeoisie professionnelle francophone, la Chambre d’assemblée fut enfin octroyée en 1791 avec l’Acte constitutionnel. Ce fut le début de notre histoire parlementaire. À ce jour, l’Assemblée nationale demeure la plus vieille institution démocratique du monde qui siège sans interruption depuis 1792.
- Lettre de Mgr Briand au père jésuite Sébastien-Louis Meurin.